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Billet de blog 19 décembre 2025

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La dette ou la laisse : anatomie d'une servitude volontaire

On nous dit que la dette est un fardeau. On oublie de nous dire qui la détient. Paradis fiscaux, créanciers anonymes, évasion recyclée en prêt : anatomie d'un système où ceux qui fuient l'impôt nous le reprêtent — avec intérêts.

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La dette ou la laisse : anatomie d'une servitude volontaire

Comment l'endettement est devenu le mode de gouvernement le plus efficace jamais inventé


Il existe une forme de domination si parfaite qu'elle n'a plus besoin de violence. Une laisse si fine qu'on ne la sent plus. Un esclavage si sophistiqué que l'esclave en redemande.

Cette forme porte un nom : la dette.

Pas la dette abstraite des économistes. Pas les courbes et les ratios dont on nous abreuve. La dette comme rapport de force. Comme technique de pouvoir. Comme architecture invisible de notre soumission quotidienne.

De l'État surendetté au salarié qui rembourse son crédit immobilier, le mécanisme est identique. Seule l'échelle diffère. Et c'est précisément parce que le mécanisme est universel qu'il demeure invisible.


Les chiffres de la laisse

Dette publique française : 3 500 milliards €

Intérêts versés chaque année : 50 milliards €

Évasion fiscale annuelle estimée : 60 à 80 milliards €

Déficit annuel : ~64 milliards €

Part détenue par des créanciers non identifiés : 54,7 %


Le renversement historique

Jusqu'en 1973, l'État français pouvait se financer directement auprès de la Banque de France. Sans intermédiaire. Sans intérêts. La monnaie était un attribut de la souveraineté, non une marchandise à acheter.

La loi du 3 janvier 1973 a mis fin à cette possibilité. L'État devait désormais emprunter sur les marchés financiers. Payer des intérêts à des créanciers privés pour accéder à sa propre monnaie.

On présenta cette réforme comme une modernisation. Une lutte contre l'inflation. Un progrès technique.

C'était un transfert de pouvoir.

Maastricht en 1992, puis Lisbonne en 2007, ont verrouillé le système à l'échelle européenne. L'article 123 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne interdit explicitement à la Banque centrale européenne de financer directement les États. La dépendance aux marchés est devenue constitutionnelle.

De 20 % du produit intérieur brut dans les années 1970, la dette publique française atteint aujourd'hui 110 %. Plus de 3 500 milliards d'euros. La charge annuelle des intérêts dépasse 50 milliards — davantage que le budget de l'Éducation nationale.

On nous répète que l'État vit au-dessus de ses moyens. C'est une demi-vérité qui masque l'autre moitié : l'État paie des milliards chaque année pour le privilège d'accéder à une monnaie qu'il pourrait théoriquement créer lui-même.


La dette comme discipline

Observez le vocabulaire. « Rigueur budgétaire. » « Règle d'or. » « Sérieux. » « Responsabilité. » Le champ lexical de la morale a colonisé celui de l'économie. L'endetté est coupable. Le créancier est vertueux.

Cette moralisation n'est pas accidentelle. Elle sert une fonction précise : transformer un choix politique en nécessité naturelle.

Car la dette n'impose pas seulement des contraintes budgétaires. Elle impose une discipline. Un mode de gouvernement. Une façon de penser.

Foucault l'avait anticipé dans « Surveiller et punir » : le pouvoir moderne ne s'exerce plus par la force brute mais par des dispositifs qui façonnent les comportements. La dette en est le plus efficace. Elle n'a pas besoin de prison. Elle transforme chaque citoyen en gardien de lui-même.

Deleuze prolongeait l'analyse : nous sommes passés des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. L'endettement généralisé en est le mécanisme central. On ne vous enferme plus. On vous enchaîne à vos mensualités.

Benjamin Lemoine, dans « L'ordre de la dette », a documenté comment cette contrainte s'est progressivement fermée sur elle-même. Comment tous les possibles latéraux se sont refermés. Comment une seule version du problème s'est imposée dans le débat public : la dette est un fardeau, il faut la réduire, cela passe par la diminution des dépenses.

Les alternatives ont été méthodiquement exclues. Restructuration ? Impensable. Monétisation ? Interdite par les traités. Annulation ? Sacrilège. Il ne reste qu'une option : l'austérité. Présentée non comme un choix mais comme une fatalité.


La fabrique de l'homme endetté

Descendons d'un cran. De l'État aux individus.

En 2024, près de 135 000 dossiers de surendettement ont été déposés à la Banque de France. Une augmentation de 11 % par rapport à l'année précédente. Derrière chaque dossier, une vie fracturée. Des nuits blanches. Une honte sociale.

Maurizio Lazzarato, dans « La fabrique de l'homme endetté », a théorisé ce que nous vivons : le système économique contemporain produit une subjectivité spécifique — celle du débiteur permanent.

La relation créancier-débiteur n'est pas un simple contrat commercial. C'est un rapport de pouvoir. Le créancier détient un droit sur l'avenir du débiteur. Sur son temps. Sur ses choix. Sur sa liberté.

Le salarié endetté ne fait pas grève. Le propriétaire endetté ne démissionne pas. Le consommateur endetté ne boycotte pas. La dette fabrique des sujets dociles, prévisibles, gouvernables.

Ce n'est pas un effet secondaire. C'est le but.

Regardez l'architecture du crédit à la consommation. Le crédit renouvelable — importé des États-Unis dans les années 1980 — crée une dette qui ne se rembourse jamais vraiment. Un endettement endémique. Permanent. Structurel.

Le marché du crédit est captif. L'offre est provocante. Les ménages en difficulté empruntent pour payer leurs factures en retard. Puis empruntent pour rembourser leurs emprunts. La spirale se referme.

On parle de surendettement comme d'une pathologie individuelle. D'un manque de prévoyance. D'une faiblesse de caractère. Jamais comme d'un système qui fonctionne exactement comme prévu.


Le piège parfait

Le génie de ce dispositif tient en trois caractéristiques.

Premièrement, il est volontaire. Personne ne vous force à emprunter. Vous signez librement. Vous consentez. La violence est effacée par le contrat. L'asymétrie de pouvoir disparaît derrière l'égalité formelle des parties.

Deuxièmement, il est invisible. La dette ne laisse pas de traces sur les corps. Elle ne produit pas de spectacle. Elle opère dans le silence des relevés bancaires, dans l'intimité des angoisses nocturnes, dans la solitude de celui qui compte et recompte.

Troisièmement, il est intériorisé. Le débiteur n'a pas besoin de surveillant. Il se surveille lui-même. Il calcule. Il arbitre. Il renonce. La discipline est devenue autodiscipline. Le pouvoir s'est glissé sous la peau.

C'est ce que La Boétie appelait la servitude volontaire. Mais à une échelle et avec une sophistication qu'il n'aurait pu imaginer.

Car la dette contemporaine ne se contente pas de contraindre. Elle façonne les désirs. Elle oriente les aspirations. Elle définit ce qui est possible et ce qui ne l'est pas.

Vous voulez changer de travail ? Pensez à votre crédit. Vous voulez vous engager politiquement ? Pensez à votre carrière, donc à vos remboursements. Vous voulez contester le système ? Le système détient une créance sur votre avenir.


La dette des nations

Remontons à l'échelle géopolitique.

Depuis Florence au quinzième siècle, les États ont compris que prêter à un souverain créait une dépendance plus durable que toute conquête militaire. Machiavel l'avait vu : la dette publique permettait à quelques particuliers de transformer l'État lui-même en entreprise rentable.

Le mécanisme n'a pas changé. Il s'est perfectionné.

Regardez la Grèce entre 2010 et 2015. Un pays souverain, berceau de la démocratie, placé sous tutelle de ses créanciers. Des politiques imposées contre la volonté populaire. Un référendum ignoré. La dette comme instrument de colonisation économique.

Regardez l'Ukraine aujourd'hui. Avant même la guerre, le pays croulait sous les conditionnalités du Fonds monétaire international. Réformes structurelles. Privatisations. Austérité. Le prix à payer pour accéder aux marchés.

La dette internationale fonctionne comme un mécanisme de discipline globale. Les pays du Sud en connaissent la logique depuis les plans d'ajustement structurel des années 1980. Les pays du Nord la découvrent progressivement.

Les agences de notation — Standard & Poor's, Moody's, Fitch — sont devenues des acteurs politiques majeurs. Une dégradation de la note souveraine peut déclencher des crises, faire tomber des gouvernements, imposer des politiques.

Aucune de ces agences n'est élue. Aucune ne rend de comptes démocratiques. Toutes exercent un pouvoir considérable sur les orientations des États.


Le cercle vicieux

Il existe une logique circulaire dans le discours sur la dette qui mérite d'être exposée.

On dit : la dette est un problème. Il faut la réduire. Pour cela, il faut diminuer les dépenses publiques. Donc réduire les services publics, les protections sociales, les investissements.

Mais cette réduction affaiblit l'économie. Elle diminue les recettes fiscales. Elle creuse le déficit. Elle augmente la dette.

Alors on dit : la dette est un problème. Il faut la réduire…

Le cercle se referme. L'austérité engendre l'austérité. La dette justifie la dette.

Ce n'est pas un échec du raisonnement. C'est sa fonction. Une dette qui ne se rembourse jamais justifie une discipline qui ne s'arrête jamais. Elle légitime en permanence les restrictions, les réformes, les reculs.

Si la dette était remboursée, que resterait-il pour justifier la discipline ?


Les hérétiques du système

Il existe une corrélation troublante que personne ne relève jamais.

Les pays qui refusent de s'intégrer au système financier international — ceux qui maintiennent une dette faible ou nulle, ceux qui tentent de créer des monnaies alternatives, ceux qui nationalisent leurs ressources — finissent invariablement classés parmi les « États voyous », les « dictatures », les « menaces pour la stabilité mondiale ».

La Libye de Kadhafi avait zéro dette extérieure. Le pays disposait de 150 milliards de dollars de réserves. Kadhafi projetait de créer un dinar-or panafricain qui aurait permis aux pays africains de s'affranchir du dollar et du franc CFA. En 2011, intervention militaire. Chaos. Destruction de l'État.

L'Irak de Saddam Hussein avait annoncé en 2000 qu'il vendrait son pétrole en euros plutôt qu'en dollars. Trois ans plus tard, invasion. Le pays croule aujourd'hui sous la dette du FMI.

L'Iran refuse le système SWIFT et le dollar. Sanctions. Isolement. Menaces permanentes.

La Russie a systématiquement réduit sa dette extérieure depuis 2014, passant de 700 à moins de 400 milliards de dollars. Elle a constitué des réserves d'or massives. Elle a développé des systèmes de paiement alternatifs. Nous connaissons la suite.

La Chine détient plus de créances américaines qu'elle n'a de dettes. Elle crée ses propres institutions financières — la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures, la Nouvelle Banque de développement des BRICS. Elle propose le yuan comme alternative au dollar. Elle est désormais « l'adversaire systémique ».

Coïncidence ?

Le système de la dette fonctionne comme une religion. Il a ses dogmes, ses rituels, ses prêtres — les économistes orthodoxes, les dirigeants du FMI, les analystes des agences de notation. Et comme toute religion, il ne tolère pas l'hérésie.

Un pays qui refuse de s'endetter refuse de se soumettre. Un pays qui crée sa propre monnaie refuse la dépendance. Un pays qui nationalise ses ressources refuse le transfert de richesse vers les créanciers internationaux.

Ces pays ne sont pas nécessairement des modèles démocratiques. Certains sont des dictatures authentiques. Mais observez la sélectivité de l'indignation occidentale. L'Arabie saoudite — dette modérée, pétrodollars recyclés dans le système financier américain — reste un « allié ». Le Qatar — même profil — accueille la Coupe du monde. Les Émirats — idem — sont une destination touristique de luxe.

La ligne de démarcation ne passe pas entre démocraties et dictatures. Elle passe entre ceux qui participent au système et ceux qui le contestent.

David Graeber, dans « Dette : 5000 ans d'histoire », avait documenté ce phénomène à travers les siècles. Les empires ont toujours utilisé la dette comme instrument de domination. Les pays qui résistent sont déclarés barbares, sauvages, ennemis de la civilisation.

Le vocabulaire a changé. Le mécanisme persiste.

Aujourd'hui, on ne parle plus de barbares. On parle d'« autocraties », de « régimes autoritaires », de « menaces pour l'ordre international fondé sur des règles ». Les règles en question étant précisément celles du système financier que ces pays refusent.

Je ne dis pas que Kadhafi était un démocrate. Je ne dis pas que Poutine est un humaniste. Je dis que la corrélation entre refus du système de la dette et statut d'ennemi public mérite d'être examinée.

Car si la dette est vraiment un fardeau, pourquoi punir ceux qui s'en libèrent ?


Démocratie rime avec dette

Posons la question autrement.

Qu'est-ce qu'une « démocratie » dans le lexique contemporain ? Un pays qui organise des élections ? La Russie en organise. L'Iran aussi. Un pays qui respecte les droits de l'homme ? L'Arabie saoudite décapite en place publique et reste un « partenaire stratégique ».

Non. Une « démocratie », dans l'usage réel du terme, c'est un pays intégré au système financier international. Un pays endetté auprès des bonnes institutions. Un pays dont la banque centrale est « indépendante » — c'est-à-dire soustraite au contrôle démocratique. Un pays où les marchés peuvent entrer et sortir librement.

La démocratie, telle qu'elle est définie par ceux qui distribuent le label, c'est l'acceptation du système de la dette.

Regardez l'Union européenne. Pour y entrer, il faut satisfaire les « critères de Copenhague » : État de droit, économie de marché viable, capacité à assumer les obligations de l'adhésion. En pratique, cela signifie : ouvrir ses marchés, privatiser ses entreprises publiques, accepter la discipline budgétaire, s'endetter selon les règles.

La Grèce était une « démocratie » tant qu'elle acceptait les mémorandums de la Troïka. Quand le peuple grec a voté « non » au référendum de 2015, on lui a expliqué que son vote ne comptait pas. Les créanciers ont décidé. La démocratie s'arrête où commence la dette.

L'Argentine a été une « démocratie » modèle dans les années 1990 — privatisations massives, dollarisation, ouverture totale aux capitaux. Quand elle a fait défaut en 2001, elle est devenue un « pays à risque ». Quand Milei promet aujourd'hui de dollariser l'économie et de s'endetter à nouveau, il redevient « libéral » et « réformateur ».

Le mécanisme est limpide : la démocratie n'est pas un système politique. C'est un statut accordé aux pays qui acceptent les règles du jeu financier. Un label de conformité.

Les pays occidentaux ne sont pas des démocraties parce qu'ils sont libres. Ils sont appelés « démocraties » parce qu'ils sont endettés — et que cette dette garantit leur alignement.

Un citoyen américain, français ou allemand vote tous les quatre ou cinq ans. Entre deux élections, les marchés votent chaque jour. Chaque émission obligataire est un référendum. Chaque adjudication du Trésor est un scrutin. Et dans ce scrutin permanent, les créanciers ont toujours le dernier mot.

Quand François Fillon déclarait en 2007 être « à la tête d'un État en faillite », il ne faisait pas un constat économique. Il énonçait une vérité politique : l'État français n'est pas souverain. Il est débiteur. Et un débiteur obéit à ses créanciers.

La vraie question n'est donc pas : « Vivons-nous en démocratie ? »

La vraie question est : « Qui sont nos véritables gouvernants — ceux que nous élisons ou ceux qui détiennent notre dette ? »

La réponse, vous la connaissez. Vous préférez simplement ne pas la formuler.


Le cas islandais : l'exception qu'on vous cache

En 2008, l'Islande s'effondre. Ses trois principales banques font faillite. Leur dette représente dix fois le PIB du pays. Le Royaume-Uni et les Pays-Bas exigent que l'État islandais rembourse les déposants étrangers — 3,8 milliards d'euros. Pour un pays de 320 000 habitants, c'est l'équivalent de 12 000 euros par citoyen, enfants compris.

Le FMI débarque avec ses recettes habituelles : austérité, remboursement intégral, socialisation des pertes privées. Le gouvernement islandais commence à négocier.

Puis quelque chose d'imprévu se produit. Les Islandais refusent.

Manifestations massives devant le Parlement. Casseroles. Sifflets. Le gouvernement tombe. Un référendum est organisé en 2010 sur le plan de remboursement. Résultat : 93 % de « non ». Un second référendum en 2011 : 60 % de « non ».

L'Islande refuse de payer la dette des banques privées.

Le Royaume-Uni, furieux, utilise sa législation antiterroriste pour geler les actifs islandais. Vous avez bien lu : des lois antiterroristes contre un pays de pêcheurs qui refuse de rembourser des spéculateurs. L'Islande est placée sur la même liste que Al-Qaïda et les Talibans.

Les marchés prédisent l'apocalypse. L'agence Fitch dégrade la note islandaise à BBB-. Les experts annoncent des décennies de récession, l'effondrement du niveau de vie, l'exclusion définitive des marchés financiers.

Que s'est-il passé ensuite ?

L'Islande a laissé ses banques faire faillite. Elle a nationalisé temporairement le système bancaire, puis l'a restructuré. Elle a imposé des contrôles de capitaux pour empêcher la fuite des devises. Elle a poursuivi en justice les banquiers responsables — vingt-six d'entre eux ont été condamnés à des peines de prison.

Et l'économie islandaise s'est redressée plus vite que celle de tous les pays européens qui avaient choisi l'austérité.

Dès 2011, la croissance était de retour. Le chômage, qui avait atteint 9 %, est redescendu sous les 3 %. En 2015, l'Islande avait retrouvé son niveau de vie d'avant-crise. La dette publique, qui avait explosé à 100 % du PIB, est redescendue à 60 %.

Pendant ce temps, la Grèce — qui avait accepté tous les plans de la Troïka — perdait 25 % de son PIB et voyait son chômage dépasser 27 %.

Le cas islandais prouve trois choses.

Premièrement, un pays peut dire « non » aux créanciers et survivre. Le chantage à l'apocalypse est un bluff. Les marchés ont besoin de placer leur argent quelque part. Ils reviennent toujours.

Deuxièmement, faire payer les responsables plutôt que les citoyens est économiquement plus efficace. L'Islande a protégé sa population et puni ses banquiers. La Grèce a fait l'inverse. Les résultats parlent d'eux-mêmes.

Troisièmement, la démocratie peut fonctionner — quand on la laisse fonctionner. Les Islandais ont voté deux fois. Leur vote a été respecté. Contrairement aux Grecs, dont le référendum de 2015 a été ignoré dans la semaine qui a suivi.

Pourquoi ne parle-t-on jamais de l'Islande ?

Parce que l'Islande est la preuve vivante que le système peut être contesté. Que la dette n'est pas une fatalité. Que les peuples peuvent refuser de payer les erreurs des banquiers.

Si le cas islandais était enseigné dans les écoles de commerce et les facultés d'économie, si les journaux en parlaient autant que de la Grèce, le mythe de l'austérité inévitable s'effondrerait.

L'Islande n'est pas une dictature. Ce n'est pas un « État voyou ». C'est une démocratie nordique, membre de l'OTAN, culturellement occidentale. On ne peut pas la bombarder ni la sanctionner durablement.

Alors on fait pire : on l'oublie.

Le silence sur l'Islande est plus éloquent que tous les discours sur la dette.


L'Union européenne : dilution ou multiplication ?

On vous vend l'Europe comme un partage du fardeau. Une mutualisation des risques. Une solidarité entre nations.

Regardons les chiffres.

La France contribue à hauteur de 20 % au Mécanisme européen de stabilité. Cela représente 16,3 milliards d'euros de capital libéré, plus 126 milliards de capital « appelable » — c'est-à-dire exigible si le MES en a besoin. Au total, 142 milliards d'euros d'engagement.

Ces versements augmentent la dette brute française au sens de Maastricht. C'est écrit noir sur blanc dans les documents budgétaires. La contribution au MES alourdit notre dette.

Mais attendez. La France n'a jamais eu besoin du MES. Ce sont la Grèce, l'Irlande, le Portugal, l'Espagne et Chypre qui en ont bénéficié. La France a donc augmenté sa propre dette pour financer le sauvetage d'autres pays.

On appelle cela la « solidarité européenne ».

Allons plus loin. Le plan de relance post-Covid « Next Generation EU » représente 750 milliards d'euros. Pour la première fois, l'Union européenne s'est endettée collectivement sur les marchés. Cette dette commune atteindra 1 000 milliards en 2026.

Qui paiera ? Les contribuables des États membres. Selon quelle clé ? Proportionnellement à leur poids économique. La France, deuxième économie de la zone euro, paiera environ 18 % de cette facture.

Donc l'Europe a créé une dette supplémentaire — qui n'existait pas avant — et la France en assumera une part significative.

Mais le mécanisme le plus pervers n'est pas là.

Il est dans l'article 123 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Cet article interdit à la Banque centrale européenne d'accorder « des découverts ou tout autre type de crédit » aux États membres. Traduction : l'État français ne peut pas se financer directement auprès de sa banque centrale. Il doit emprunter sur les marchés. Avec intérêts.

Cette interdiction n'existait pas avant l'euro. C'est l'Union européenne qui l'a imposée.

L'UE n'a donc pas « dilué » la dette française. Elle a fait trois choses bien plus graves.

Premièrement, elle a verrouillé constitutionnellement l'impossibilité pour la France de se financer autrement que par les marchés. Ce qui était un choix politique est devenu une obligation juridique. Gravée dans les traités. Irréversible sans sortie de l'Union.

Deuxièmement, elle a créé des mécanismes de « solidarité » qui obligent les pays encore solvables à financer les pays en difficulté — tout en imposant à ces derniers des politiques d'austérité qui aggravent leur situation. La France paie pour la Grèce, mais la Grèce ne s'en sort pas. Double peine.

Troisièmement, elle a créé une dette européenne commune qui s'ajoute aux dettes nationales. Ce n'est pas une mutualisation. C'est une addition.

Le tour de passe-passe est remarquable. On présente la contrainte comme une protection. L'interdiction de se financer librement devient « indépendance de la banque centrale ». L'obligation de renflouer les pays en crise devient « solidarité ». La dette supplémentaire devient « relance ».

Et pendant ce temps, la dette française passe de 20 % du PIB en 1980 à 110 % aujourd'hui.

La question n'est plus : l'Europe augmente-t-elle ou diminue-t-elle notre dette ?

La question est : l'Europe nous laisse-t-elle le choix de gérer autrement notre dette ?

La réponse est non. Et c'est précisément pour cela que le système fonctionne.


L'ouroboros fiscal : le serpent qui se mord la queue

Nous avons décrit le mécanisme. Reste la question centrale : qui le contrôle ?

La réponse est terrifiante : on ne sait pas.

L'Agence France Trésor, organisme chargé de lever la dette française, ne communique pas le détail des détenteurs par nationalité. Elle indique seulement que 54,7 % de la dette est détenue par des « non-résidents ». Mais qui sont ces non-résidents ? Silence.

Un rapport de l'Assemblée nationale de 2024 l'admet sans détour : les intérêts sont « souvent versés à des dépositaires de titres qui n'en sont pas les détenteurs réels ». L'État français paie 50 milliards d'euros par an à des créanciers qu'il ne peut pas identifier.

Ce que l'on sait des « pays » détenteurs est plus troublant encore. Les trois premiers identifiés : les Îles Caïmans, le Luxembourg et l'Irlande.

Les Îles Caïmans : un archipel de 70 000 habitants classé deuxième paradis fiscal mondial. Le Luxembourg : 6 500 milliards d'euros d'actifs offshore gérés par 55 000 sociétés-écrans, dont 90 % contrôlées par des non-Luxembourgeois. L'Irlande : le pays où Apple paie 0,005 % d'impôts.

Ce ne sont pas des « pays » au sens classique. Ce sont des lieux de transit. Des adresses postales. Des écrans de fumée.

Voici maintenant le cercle vicieux dans toute sa splendeur.

L'évasion fiscale coûte à la France entre 60 et 80 milliards d'euros par an selon les estimations. Le déficit annuel français : environ 64 milliards. La coïncidence est troublante.

L'argent qui fuit l'impôt français se réfugie dans les paradis fiscaux. Ces mêmes paradis fiscaux apparaissent comme principaux « détenteurs » de la dette française. L'État emprunte — avec intérêts — à des entités opaques domiciliées dans les juridictions où s'est réfugié l'argent qui aurait dû être taxé.

Le serpent se mord la queue.

L'évasion fiscale rachète la dette.

Relisez cette phrase. Elle contient tout.

L'argent qui aurait dû être taxé nous est reprêté — avec intérêts. Ils ne paient pas l'impôt. Ils nous prêtent ce qu'ils auraient dû payer. Et on les rémunère pour ce privilège.

Résumons la boucle :

Premièrement, les grandes fortunes et multinationales fuient l'impôt français vers les paradis fiscaux.

Deuxièmement, l'État, privé de ces recettes, creuse son déficit.

Troisièmement, pour financer ce déficit, l'État emprunte sur les marchés.

Quatrièmement, les créanciers sont domiciliés dans les mêmes paradis fiscaux.

Cinquièmement, l'État verse des intérêts — 50 milliards par an — à ceux qui ont refusé de payer l'impôt.

Sixièmement, pour honorer ces intérêts, l'État réduit les services publics ou augmente les impôts sur ceux qui ne peuvent pas fuir.

La boucle est parfaite. Ceux qui refusent de contribuer au bien commun se voient rémunérés pour leur refus. Ceux qui paient leurs impôts financent les intérêts versés à ceux qui ne les paient pas.

On ne peut pas affirmer que cet argent est « sale » au sens criminel. Mais on peut affirmer trois choses.

Cet argent fuit l'impôt — c'est la définition même du paradis fiscal.

Cet argent refuse la traçabilité — l'opacité est le service vendu.

Cet argent pourrait être taxé — et, au lieu de l'être, il nous est prêté avec intérêts.

Le rapport de l'Assemblée nationale posait la question avec une candeur involontairement révélatrice : « La France a-t-elle intérêt à se trouver liée et à verser des intérêts à des créanciers dont le souhait de garder l'anonymat peut faire douter de leur probité ? »

La question rhétorique appelle une réponse évidente. Mais cette réponse, aucun gouvernement ne la donnera. Car ce sont précisément ces créanciers anonymes qui détiennent le pouvoir de faire monter les taux, de dégrader la note, de provoquer une crise.

La dette est le seul système où l'esclave paie son maître pour le privilège d'être enchaîné. Et où il ne sait même pas à qui appartient la chaîne.


L'alternative effacée

Il y a eu d'autres façons de faire. L'histoire le prouve.

Entre 1945 et 1973, la France a connu sa plus forte croissance économique. Les Trente Glorieuses. Une période où l'État pouvait se financer directement, où la dette était un outil parmi d'autres, où les créanciers privés n'avaient pas droit de veto sur les politiques publiques.

Le circuit du Trésor permettait de coordonner politique monétaire et politique budgétaire. Les banques étaient tenues de détenir des bons du Trésor. L'État contrôlait le crédit affecté à l'économie.

Ce système n'était pas parfait. Il avait ses défauts, ses rigidités, ses limites. Mais il prouvait qu'une alternative existait.

Cette alternative a été méthodiquement démantelée. Présentée comme archaïque. Ringardisée. Oubliée.

Aujourd'hui, quand on évoque la possibilité d'un financement monétaire des États, on vous regarde comme un illuminé. C'est pourtant ce que font les banques centrales depuis 2008 — mais au bénéfice des marchés financiers, pas des politiques publiques.

L'amnésie historique fait partie du dispositif.


Ce que révèle la crise

Les crises sont des moments de vérité. Elles révèlent ce que les temps calmes dissimulent.

En 2008, quand les banques ont menacé de s'effondrer, les États sont intervenus massivement. Des centaines de milliards mobilisés en quelques semaines. Sans conditions. Sans contreparties sérieuses. La dette publique a explosé pour sauver les créanciers privés.

En 2020, face à la pandémie, les règles budgétaires européennes ont été suspendues du jour au lendemain. Les déficits ont creusé sans limite. La Banque centrale européenne a racheté massivement des dettes souveraines.

Ce qui était présenté comme impossible s'est révélé parfaitement faisable.

Mais sitôt la crise passée, le discours a repris. Rigueur. Responsabilité. Remboursement. Les règles ont été rétablies. Plus strictes encore.

La dette fonctionne comme un ressort. Elle se détend dans l'urgence, puis se resserre plus fort ensuite. Chaque crise renforce finalement le dispositif qu'elle semblait suspendre.


Épilogue : la question qui reste

Je ne propose pas de solution. Ce n'est pas le propos.

J'observe simplement ceci : nous vivons dans un système où l'endettement généralisé — des États, des entreprises, des ménages — constitue le mode normal de fonctionnement. Où la dette n'est pas une anomalie à corriger mais une architecture à maintenir.

Ce système produit de la docilité à grande échelle. Il transforme les citoyens en débiteurs, les peuples en créanciers de leurs propres gouvernements, les gouvernements en gestionnaires de leur propre soumission.

La dette n'est pas un problème économique. C'est un rapport de pouvoir. Et comme tout rapport de pouvoir, elle profite à certains au détriment d'autres.

À Florence au quinzième siècle, Machiavel voyait dans le Monte — la dette publique — l'instrument par lequel quelques familles maintenaient leur domination sur la République. Il écrivait que ce mécanisme faisait passer pour « évidente, naturelle et nécessaire une construction sociale et politique ».

Cinq siècles plus tard, rien n'a changé. Sauf l'échelle.

La question n'est pas : comment rembourser la dette ?

La question est : à qui profite-t-elle ?

Nous avons désormais une partie de la réponse. Elle profite à ceux qui refusent de s'identifier. À ceux qui ont fui l'impôt et nous le reprêtent avec intérêts. À ceux dont l'opacité est le modèle économique.

Et surtout : pourquoi continuons-nous à accepter qu'elle fonctionne ?

La dette est le seul esclavage où l'esclave signe le contrat lui-même — et paie pour le privilège d'ignorer le nom de son maître.


40 % de faits documentés. 35 % d'analyse structurelle. 25 % de conclusions que vous tirerez vous-mêmes.

Jerem Maniaco


Cet article ne constitue ni un conseil financier ni un appel à l'insurrection fiscale. Il constitue une invitation à regarder ce que nous refusons généralement de voir : les chaînes que nous portons volontairement.

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