L'ÉTAT FANTÔME
Comment McKinsey a pris le contrôle de la France sans jamais payer d'impôts
Le 6 novembre 2025, McKinsey a été perquisitionné pour la troisième fois. Trois enquêtes judiciaires sont en cours sur les liens entre le cabinet américain et Emmanuel Macron. Retour sur huit ans d'un système où l'État sous-traite sa gouvernance à ceux qui ne paient pas d'impôts.
Par Jerem Maniaco
Le 6 novembre 2025, à l'aube, les policiers de la Brigade financière pénètrent pour la troisième fois dans les bureaux parisiens de McKinsey. Cette fois, le cabinet américain a déménagé — du 90 avenue des Champs-Élysées au 35 boulevard des Invalides. Comme s'il suffisait de changer d'adresse pour échapper à la justice.
Le juge Serge Tournaire supervise l'opération. Son nom fait frémir les politiques : c'est lui qui a fait tomber François Fillon en 2017, lui qui a instruit l'affaire Bygmalion. Aujourd'hui, il remonte la piste d'un système bien plus vaste. Car McKinsey n'est pas un simple cabinet de conseil. C'est le cerveau invisible qui gouverne la France depuis huit ans — sans jamais avoir été élu.
I. LE MONTAGE DELAWARE
Commençons par les chiffres. Ils sont publics. Ils figurent dans le rapport du Sénat de mars 2022 — un document de 385 pages que personne ne lit parce qu'il raconte une histoire trop simple pour être crédible.
329 millions d'euros. C'est le chiffre d'affaires de McKinsey France en 2020. Six cents salariés. Des bureaux sur les Champs-Élysées. Des missions pour tous les ministères.
Zéro euro. C'est le montant d'impôt sur les sociétés payé par McKinsey France entre 2011 et 2020. Dix années consécutives à zéro.
Comment est-ce possible ? Le mécanisme est d'une élégance cynique. Le siège mondial de McKinsey se trouve dans le Delaware — un État américain où l'entreprise paie 175 dollars d'impôts par an pour une boîte aux lettres. La filiale française verse à cette maison mère des « prix de transfert » : frais de marque, administration mutualisée, personnel détaché. Ces frais sont calibrés avec une précision chirurgicale pour que le résultat fiscal français soit systématiquement nul ou négatif.
La sénatrice Éliane Assassi, rapporteure de la commission d'enquête, résume le constat en une phrase : « McKinsey est l'exemple caricatural d'une optimisation fiscale agressive. » Mais personne n'ose prononcer le mot qui convient : évasion.
Contacté par la commission, McKinsey France assure que « l'ensemble de ses pratiques fiscales sont conformes à la législation en vigueur ». La même défense que tous les évadés fiscaux depuis l'invention du paradis fiscal.
II. LA FABRIQUE DU PRÉSIDENT
Revenons en arrière. 2007. Une commission est créée pour « libérer la croissance française ». Elle porte le nom de son président, Jacques Attali. Parmi ses membres : un jeune inspecteur des finances nommé Emmanuel Macron, et un consultant de McKinsey nommé Karim Tadjeddine.
Ils ne se quitteront plus.
2010 : Macron et Tadjeddine se retrouvent au think tank « En temps réel ». 2016 : Tadjeddine cosigne un livre intitulé L'État en mode start-up. Qui rédige la préface ? Emmanuel Macron, alors ministre de l'Économie.
La même année, une dizaine de consultants McKinsey commencent à travailler « bénévolement » sur la campagne présidentielle d'En Marche. Ils développent une plateforme numérique baptisée « Au service de tous ». Ils participent aux groupes de travail thématiques. Ils envoient des mails depuis leurs adresses professionnelles McKinsey — ce que Tadjeddine qualifiera plus tard d'« erreur ».
Une « erreur » qui apparaît dans les MacronLeaks. Une « erreur » que le Parquet national financier examine aujourd'hui avec une attention particulière.
Car la question est simple : si McKinsey a fourni gratuitement des prestations à la campagne Macron, ces prestations auraient dû être comptabilisées comme un don en nature. Ne pas les déclarer constitue une infraction au code électoral.
Et si ces prestations n'étaient pas vraiment gratuites ? Si elles préparaient le terrain pour des contrats juteux une fois le candidat devenu président ?
III. L'EXPLOSION DES CONTRATS
Le candidat devient président. Et les contrats suivent.
Selon le rapport de la Cour des comptes de décembre 2022, les dépenses de conseil de l'État français passent de 379 millions d'euros en 2018 à plus d'un milliard d'euros en 2021. Presque triplées en trois ans. Sur l'ensemble du premier quinquennat Macron, le total atteint 2,43 milliards d'euros.
McKinsey n'est pas le seul bénéficiaire. Il y a aussi Capgemini, Accenture, Boston Consulting Group, Roland Berger. Mais McKinsey occupe une place particulière. C'est le cabinet préféré pour les missions stratégiques. C'est le cabinet dont le patron du « Secteur public » était l'ami personnel du président.
Prenons quelques exemples documentés par le Sénat.
La réforme des APL. McKinsey facture 3,88 millions d'euros pour conseiller le gouvernement sur la baisse de 5 euros des aides au logement. Une mesure qui économise 400 millions par an sur le dos des locataires modestes — mais qui coûte à elle seule près de 4 millions en « conseil ».
L'avenir du métier d'enseignant. McKinsey facture 496 800 euros pour produire une étude destinée à un colloque. Le colloque n'aura jamais lieu. Interrogé par le Sénat sur le contenu de cette étude, Karim Tadjeddine est incapable de répondre. Deux ans plus tard, les mêmes éléments apparaissent dans le programme de campagne de Macron pour 2022.
La campagne vaccinale. C'est le chef-d'œuvre. Entre décembre 2020 et février 2022, McKinsey décroche sept contrats pour un total de 11,63 millions d'euros. Le cabinet devient le « cerveau » de la stratégie vaccinale française. Il organise deux briefings quotidiens à Santé publique France. Il gère un registre de 250 « actions et décisions clés ». Il produit des tableaux de bord pour le Conseil de défense.
Les agents de Santé publique France vivent mal cette intrusion. Un compte-rendu interne daté du 9 février 2021, cité par le rapport sénatorial, mentionne leur demande que McKinsey « arrête de demander l'état d'avancement à 15 heures sur des actions prises le matin à 9 heures ». Mais personne ne les écoute. McKinsey est devenu l'État dans l'État.
IV. LE FAUX TÉMOIGNAGE
Le 18 janvier 2022, Karim Tadjeddine est auditionné par la commission d'enquête du Sénat. Il prête serment. Les sénateurs lui posent une question simple : McKinsey paie-t-il l'impôt sur les sociétés en France ?
Sa réponse entre dans l'histoire : « Je le dis très nettement : nous payons l'impôt sur les sociétés en France. L'ensemble des salaires sont dans une société de droit français qui paie ses impôts en France. »
Les sénateurs vérifient auprès du fisc. La réponse tombe : zéro euro d'impôt sur les sociétés depuis dix ans.
Le Sénat saisit le procureur de la République pour faux témoignage devant une commission parlementaire — un délit passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d'amende.
En mai 2022, Karim Tadjeddine quitte McKinsey. Officiellement, c'est une « décision personnelle ». Officieusement, le cabinet ne peut plus se permettre d'avoir en son sein l'homme dont le mensonge a déclenché quatre enquêtes judiciaires.
Le parquet de Paris finira par abandonner les poursuites pour parjure — au motif que Tadjeddine n'aurait pas « intentionnellement » menti. Une logique de juriste qui laisse songeur : on peut donc mentir sous serment, à condition que le mensonge soit suffisamment gros pour devenir une vérité technique.
V. L'ÉTAU JUDICIAIRE
Trois enquêtes restent ouvertes au Parquet national financier.
La première, pour blanchiment aggravé de fraude fiscale, examine depuis mars 2022 si le montage Delaware constitue une fraude caractérisée. La deuxième, ouverte en octobre 2022, porte sur les comptes de campagne 2017 et 2022 : les juges cherchent à déterminer si les prestations « bénévoles » de McKinsey auraient dû être déclarées. L'enquête a été élargie aux années 2015-2016 — quand Macron était encore ministre et que Tadjeddine lui offrait des « conseils gratuits » à Bercy. La troisième vise le favoritisme : McKinsey a décroché 36 commandes de l'État pour plus de 24 millions d'euros entre janvier 2021 et juin 2022. Les juges vérifient si les règles de mise en concurrence ont été respectées.
Le juge Serge Tournaire coordonne l'ensemble. Les perquisitions s'accumulent : McKinsey en mai 2022, décembre 2022 et novembre 2025. Renaissance et son association de financement en décembre 2022. Le ministère de la Santé en mai 2024. Le domicile de Mathieu Maucort — ancien consultant McKinsey devenu délégué interministériel à la jeunesse — en janvier 2023.
L'étau se resserre. Mais Emmanuel Macron reste protégé par l'article 67 de la Constitution, qui lui garantit l'immunité pendant la durée de son mandat.
L'Élysée, sollicité par plusieurs médias sur les liens entre le président et McKinsey, n'a jamais fourni de réponse détaillée. « Le président de la République ne commente pas les procédures judiciaires en cours », répète le service de presse depuis trois ans.
VI. LA QUESTION QUI TUE
Résumons.
Un cabinet américain qui ne paie aucun impôt en France depuis dix ans. Des consultants qui travaillent « gratuitement » sur la campagne d'un candidat à la présidence. Ce candidat devient président. Les contrats avec ce cabinet explosent — de 10,6 millions en 2020 à 24 millions en 2021-2022. Le responsable « Secteur public » du cabinet est un ami personnel du président depuis 2007. Il ment sous serment devant le Sénat. Trois enquêtes judiciaires sont en cours. Trois perquisitions en trois ans.
Et pourtant, rien ne change.
Emmanuel Macron continue de défendre le recours aux cabinets de conseil : « Quand on veut accélérer, aller très vite et très fort sur une politique, il faut parfois avoir recours à des prestataires extérieurs à l'État. »
Accélérer vers quoi ? Vers un État qui ne sait plus gouverner sans sous-traiter ? Vers une République où les décisions stratégiques sont prises par des consultants américains qui ne rendent de comptes à personne ?
La proposition de loi du Sénat pour encadrer les cabinets de conseil a été torpillée par l'Assemblée nationale. Puis la dissolution de juin 2024 a interrompu la navette parlementaire. Le texte dort dans un tiroir.
McKinsey, lui, ne dort jamais. Il a simplement changé d'adresse.
ÉPILOGUE : LE FANTÔME DANS LA MACHINE
Il existe une expression en management : « shadow government » — le gouvernement de l'ombre. La France de 2025 vit sous un tel régime. Il porte des costumes bien coupés, parle en anglais, facture à la journée et optimise ses impôts au Delaware. Il ne figure sur aucun bulletin de vote.
Mais il gouverne.
Le juge Tournaire remonte patiemment la piste. Un jour, peut-être, quelqu'un sera condamné. Probablement pas Emmanuel Macron — l'immunité présidentielle le protège jusqu'en 2027. Probablement un lampiste.
Et le système continuera. Parce que McKinsey n'a pas pris le pouvoir en France.
On le lui a donné. Gratuitement.
Comme ses prestations de campagne.
Sources :
- Rapport de la commission d'enquête du Sénat, « Un phénomène tentaculaire : l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques », mars 2022, 385 pages
- Rapport de la Cour des comptes, « Le recours par l'État aux prestations intellectuelles de cabinets de conseil », décembre 2022
- Audition de Karim Tadjeddine devant la commission d'enquête du Sénat, 18 janvier 2022 (vidéo et compte-rendu intégral disponibles sur senat.fr)
- Cash Investigation, « Argent public : les bons amis du président », France 2, 19 septembre 2024
- Mediapart, « Affaire McKinsey : nouvelles perquisitions dans l'enquête sur les comptes de campagne », janvier 2025
- AFP, dépêche du 6 novembre 2025
Jerem Maniaco – auteur. Analyse du pouvoir, de la manipulation contemporaine et des structures invisibles qui organisent nos vies.