Pendant que vous lisez ceci, une IA candidate à votre poste
Enquête sur le silence des cols blancs face à leur propre disparition
Par Jerem Maniaco
Dario Amodei dirige Anthropic, l'une des entreprises les plus avancées en intelligence artificielle. Le 7 novembre 2024, il déclare que l'IA « éliminera la moitié des emplois de cols blancs ». Jim Farley, PDG de Ford, confirme : « Elle remplacera littéralement la moitié de tous les cols blancs. » Marc Benioff, patron de Salesforce : « Elle effectue déjà 50 % de notre charge de travail. »
Ces déclarations ne sont pas murmurées dans des couloirs. Elles sont prononcées face caméra, dans des interviews publiques, devant des millions de téléspectateurs.
Et personne ne réagit.
Pas de manifestation. Pas de grève. Pas même de débat public. Un silence étrange, presque méthodique, enveloppe l'une des plus grandes mutations du marché du travail depuis la révolution industrielle.
Cet article tente de comprendre pourquoi.
I. L'ironie historique
Pendant des décennies, les cols blancs ont observé les ouvriers se faire remplacer par les machines. Avec distance. Avec une forme de condescendance parfois. « Il fallait se former. » « Il fallait évoluer. » « C'est le progrès. »
Les chaînes de montage se sont vidées. Les usines ont fermé. Les bassins industriels sont devenus des déserts économiques. Longwy, Florange, les Ardennes — autant de territoires sacrifiés sur l'autel de la modernisation. Les diplômés observaient depuis leurs open spaces climatisés. Ce n'était pas leur monde. Ce n'était pas leur combat.
Le retournement est aujourd'hui complet.
L'intelligence artificielle ne menace pas les plombiers. Elle ne menace pas les électriciens. Elle ne menace pas les aides-soignantes. Elle menace ceux qui manipulent des symboles, des données, des mots. Ceux qui pensaient que leur cerveau était leur meilleure protection.
Les métiers manuels, longtemps méprisés, deviennent les derniers refuges. Les métiers intellectuels, longtemps glorifiés, deviennent les premières cibles.
En 1956, le philosophe Günther Anders décrivait ce qu'il appelait la « honte prométhéenne » : cette humiliation de l'homme face aux machines qu'il a lui-même créées. Soixante-dix ans plus tard, la prophétie s'accomplit. Mais la honte s'est muée en silence. On ne dit plus qu'on a peur. On fait semblant de ne pas voir.
II. L'arithmétique de la disparition
Les chiffres ne sont plus des projections. Ce sont des faits.
Onclusive, entreprise française de veille médiatique, a annoncé en novembre 2024 la suppression de 217 postes sur 383. Plus de la moitié de ses effectifs. Motif invoqué : l'automatisation par l'intelligence artificielle. Les analystes humains cèdent la place aux algorithmes.
Au Point, ce sont les correcteurs qui sont tombés. Le travail de relecture, autrefois confié à des professionnels expérimentés, est désormais délégué à des outils automatisés.
Accenture, géant mondial du conseil, a gelé ses recrutements de consultants juniors. L'IA produit désormais les analyses de marché, les benchmarks, les recommandations stratégiques — ces tâches qui constituaient le cœur de métier des jeunes diplômés.
Goldman Sachs et JPMorgan réduisent leurs équipes d'analystes financiers. Les données sont traitées par des algorithmes capables de synthétiser en quelques secondes ce qu'un humain mettrait des heures à produire.
Le cabinet McKinsey estime que l'IA générative pourrait automatiser 60 à 70 % des tâches actuellement effectuées par les travailleurs du savoir. Non pas dans vingt ans. Maintenant.
Les optimistes invoqueront les « nouveaux métiers » à venir. Ils oublieront que les ouvriers de Detroit, de Longwy et de Florange attendent toujours les leurs.
III. Anatomie du silence
Observez les visages en réunion quand le sujet de l'IA est abordé.
Les sourires. Les hochements de tête approbateurs. « C'est passionnant. » « Il faut s'adapter. » « C'est une formidable opportunité. »
Puis scrutez ces mêmes visages le soir, seuls devant leur écran. Les recherches Google : « Métiers qui ne seront pas remplacés par l'IA. » « Comment se reconvertir après 40 ans. » « Secteurs d'avenir 2030. »
La peur existe. Elle est massive. Mais elle demeure muette.
Pourquoi ce silence ?
D'abord, parce que le système ne récompense pas la lucidité. Il récompense l'optimisme affiché. Celui qui exprime son inquiétude pour son poste se désigne comme maillon faible. Premier nom sur la liste. Celui qui sourit et évoque avec enthousiasme la « transformation digitale » conserve sa place. Un peu plus longtemps.
Ensuite, parce que l'identité professionnelle est en jeu. Le col blanc s'est construit sur son diplôme, son expertise, sa valeur intellectuelle supposée. Admettre qu'une machine peut le remplacer, c'est admettre que tout cela ne valait peut-être rien. C'est une blessure narcissique profonde. Le déni devient alors un mécanisme de protection.
Enfin, parce que la dette financière agit comme un bâillon. Crédit immobilier, prêt étudiant, train de vie calibré sur un salaire. On ne peut pas se permettre de perdre. Alors on se tait. On espère que l'orage passera. Que ce seront les autres.
Le silence des cols blancs n'est pas de la résignation. C'est de la terreur contenue.
IV. Les condamnés qui ne manifestent pas
Quand les ouvriers perdaient leurs emplois, ils descendaient dans la rue. Ils bloquaient les usines. Ils séquestraient des dirigeants. Ils existaient. On les voyait. On les entendait.
Les cols blancs, eux, disparaissent sans bruit.
Pas de manifestation devant les sièges sociaux de McKinsey ou d'Accenture. Pas de grève des consultants. Pas de blocage des cabinets d'audit. Le silence.
Cette passivité s'explique par une différence fondamentale : les cols blancs ne se pensent pas comme une classe. Ils se pensent comme des individus en compétition permanente les uns avec les autres. Chacun pour soi. Si le voisin de bureau tombe, c'est qu'il n'était pas assez performant. Jusqu'à ce que ce soit son tour.
L'individualisme, cultivé pendant des décennies comme une vertu professionnelle, se retourne contre ceux qui l'ont embrassé. Il les empêche de s'organiser, de se défendre collectivement, de peser dans le rapport de force.
Ils tomberont un par un. En silence. Convaincus jusqu'au bout que leur cas est particulier.
V. L'inertie des institutions
Le plus troublant n'est pas la vitesse de transformation induite par l'IA. C'est l'immobilité de tout le reste.
Les formations demeurent inchangées. Les écoles de commerce continuent de produire des consultants. Les facultés de droit continuent de former des juristes. Les écoles d'ingénieurs continuent de diplômer des développeurs. Trois catégories de métiers en première ligne. Personne ne modifie les programmes.
Les entreprises licencient mais n'anticipent pas. Elles attendent que le poste devienne « non rentable », puis suppriment. Pas de reconversion organisée. Pas de transition accompagnée. Le tri, comme toujours.
Les gouvernements parlent de « régulation de l'IA » mais jamais de restructuration de l'emploi. Pas de refonte de la protection sociale. Pas de réflexion systémique sur ce que devient une société où le travail intellectuel se raréfie. On légifère sur les algorithmes pendant que des millions de postes s'évaporent. France Travail, dans son rapport 2024, évoque pudiquement des « tensions sur certains métiers ». L'Institut Montaigne, plus direct, estime que 5 millions d'emplois français sont « exposés » à l'automatisation par l'IA générative.
En 1930, l'économiste John Maynard Keynes prédisait que l'automatisation créerait un « chômage technologique ». Il ajoutait, rassurant : « Ce n'est qu'une phase temporaire de désajustement. » Quatre-vingt-quinze ans plus tard, on utilise encore le même argument. « L'IA créera de nouveaux emplois. » Lesquels ? Personne ne sait. Quand ? Personne ne sait. Pour qui ? Personne ne sait.
Mais on continue. On sourit. On propose des formations en « prompt engineering » à des salariés dont le métier n'existera plus dans trois ans.
VI. Épilogue — La question interdite
Dans les couloirs des entreprises, dans les pauses café, dans les dîners entre amis, une question revient. Jamais formulée à voix haute. Toujours murmurée, aussitôt étouffée.
« Tu crois que mon poste... ? »
La phrase s'interrompt. On n'ose pas la terminer. Parce que terminer, c'est nommer. Et nommer, c'est commencer à paniquer.
Alors on change de sujet. On parle d'autre chose. On fait comme si.
Pendant que vous lisez ceci, un algorithme apprend à faire votre travail. Il ne dort pas. Il ne négocie pas. Il ne demande pas d'augmentation. Il ne connaît ni la fatigue ni le doute.
Les PDG l'annoncent publiquement. Les chiffres le confirment quotidiennement. Les restructurations s'accélèrent.
Et le silence persiste.
La vraie question n'est pas : « L'IA va-t-elle me remplacer ? »
La vraie question est : « Pourquoi n'osons-nous même pas en parler ? »
Combien de postes devront disparaître pour que le débat s'ouvre enfin ?
Combien de carrières devront s'effondrer pour que l'on cesse de parler d'« opportunité » ?
Et combien de temps encore accepterons-nous de sourire en réunion pendant que nos métiers se dissolvent dans les serveurs ?
Jerem Maniaco – auteur. Analyse du pouvoir, de la manipulation contemporaine et des structures invisibles qui organisent nos vies.