jerem.maniaco (avatar)

jerem.maniaco

Auteur et analyste des mécanismes de pouvoir, de manipulation et de consentement collectif.

Abonné·e de Mediapart

14 Billets

0 Édition

Billet de blog 27 décembre 2025

jerem.maniaco (avatar)

jerem.maniaco

Auteur et analyste des mécanismes de pouvoir, de manipulation et de consentement collectif.

Abonné·e de Mediapart

CRÉDIT LOMBARD : L'ARME SECRÈTE DES ULTRA-RICHES

Les ultra-riches ont trouvé le moyen de vivre somptueusement sans jamais déclarer de revenus. Le crédit Lombard est l'arme invisible d'une guerre fiscale que nous avons déjà perdue.

jerem.maniaco (avatar)

jerem.maniaco

Auteur et analyste des mécanismes de pouvoir, de manipulation et de consentement collectif.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

CRÉDIT LOMBARD : L'ARME SECRÈTE DES ULTRA-RICHES

Pendant que l'État demande 40 milliards aux Français, les milliardaires empruntent pour ne pas payer d'impôts


Les ultra-riches ont trouvé le moyen de vivre somptueusement sans jamais déclarer de revenus. Le crédit Lombard est l'arme invisible d'une guerre fiscale que nous avons déjà perdue.


Par Jerem Maniaco


Le 4 décembre 2025, Cash Investigation diffuse sur France 2 les données fiscales de Bernard Arnault. Pour la première fois, les Français découvrent en images ce que les économistes dénoncent depuis des années : l'homme le plus riche de France paie proportionnellement six fois moins d'impôts qu'un salarié au SMIC.

Le chiffre est brutal. En 2023, la famille Arnault a perçu 3,17 milliards d'euros de dividendes. Ces dividendes sont remontés dans les holdings familiales, où ils sont taxés à 1,5 %. Pas 15 %. Pas 30 %. Un virgule cinq pour cent.

Pendant ce temps, un cadre supérieur qui gagne 100 000 euros par an reverse 45 % à l'État.

Comment est-ce possible ? La réponse tient en trois mots anglais que les banquiers privés murmurent à l'oreille de leurs clients fortunés : Buy, Borrow, Die. Acheter, Emprunter, Mourir.

Et au cœur de ce système, un outil que personne ne connaît : le crédit Lombard.


I. L'ARITHMÉTIQUE DE L'INVISIBILITÉ

Commençons par les chiffres. Ils sont publics. Ils figurent dans les travaux de Gabriel Zucman, économiste à Berkeley et conseiller de l'Observatoire européen de la fiscalité.

2 à 3 %. C'est le taux d'imposition effectif des 100 plus grandes fortunes françaises sur leurs revenus du capital.

20 à 45 %. C'est le taux d'imposition des classes moyennes et supérieures salariées.

15 à 25 milliards d'euros. C'est le manque à gagner annuel pour l'État français, selon les calculs de Zucman.

40 milliards d'euros. C'est ce que le gouvernement Bayrou demande aux Français d'économiser en 2026.

Relisez ces chiffres. L'État réclame aux citoyens presque le double de ce que les ultra-riches lui soustraient chaque année. Et personne ne pose la question évidente : pourquoi ne pas commencer par récupérer l'argent qui existe déjà ?

Parce que cet argent n'existe pas. Pas au sens fiscal du terme. Les ultra-riches ont trouvé le moyen de vivre somptueusement sans jamais déclarer de revenus.


II. LE MÉCANISME DU CRÉDIT LOMBARD

Le crédit Lombard porte le nom d'une région italienne où les banquiers du Moyen Âge ont inventé le prêt sur gage. Le principe est simple : vous apportez un actif en garantie, la banque vous prête de l'argent.

En 2025, le mécanisme reste identique. Mais l'échelle a changé.

Imaginons un patrimoine de 10 millions d'euros en actions. Ce portefeuille génère environ 400 000 euros par an en dividendes et plus-values. Normalement, ces revenus seraient taxés à 30 % — la fameuse « flat tax » instaurée par Emmanuel Macron en 2018. L'impôt s'élèverait à 120 000 euros.

Mais le détenteur de ce portefeuille ne vend rien. Il ne touche pas ses dividendes. Il laisse tout dans une holding familiale, taxée à 1,5 %.

Et pour vivre ? Il emprunte.

Il se rend chez BNP Paribas Wealth Management, Société Générale Private Banking, ou Lombard Odier — la banque suisse qui a donné son nom au produit. Il dépose son portefeuille en garantie. La banque lui prête jusqu'à 50 % de sa valeur, soit 5 millions d'euros.

Cet argent n'est pas un revenu. C'est une dette. Les dettes ne sont pas imposées.

Le contribuable vit donc avec 5 millions d'euros de liquidités, sans avoir déclaré un centime de revenu. Son taux d'imposition réel ? Proche de zéro.


III. BUY, BORROW, DIE

La stratégie ne s'arrête pas là. Le crédit Lombard n'est que la deuxième étape d'un triptyque redoutable.

Première étape : Buy. Acheter des actifs qui prennent de la valeur — actions, immobilier, œuvres d'art, yachts. Ne jamais les vendre. Tant qu'il n'y a pas de vente, il n'y a pas de plus-value. Tant qu'il n'y a pas de plus-value, il n'y a pas d'impôt.

Deuxième étape : Borrow. Emprunter contre ces actifs pour financer son train de vie. Les prêts ne sont pas des revenus. Les intérêts sont parfois déductibles. Le patrimoine continue de croître pendant que la dette finance les dépenses courantes.

Troisième étape : Die. Mourir. À la transmission, les héritiers bénéficient de dispositifs d'exonération massifs : assurance-vie (152 500 euros exonérés par bénéficiaire), démembrement de propriété, pacte Dutreil pour les entreprises familiales, donations régulières (100 000 euros tous les 15 ans sans impôt).

Aux États-Unis, le mécanisme est encore plus brutal : le « step-up basis » efface purement et simplement les plus-values latentes au moment du décès. Si un grand-père a acheté 1 million d'actions Apple en 1990 et qu'elles valent 100 millions en 2025, ses héritiers ne paieront aucun impôt sur les 99 millions de plus-value. La base fiscale est « remise à zéro ».

Le résultat ? Une fortune qui traverse les générations sans jamais passer par la case impôt.


IV. LES CHIFFRES DE LA HONTE

L'enquête ProPublica de 2021 a révélé l'ampleur du phénomène aux États-Unis.

Elon Musk : 0 dollar de salaire annuel. Aucun impôt fédéral payé en 2018.

Jeff Bezos : aucun impôt fédéral en 2007 et 2011. Il a même obtenu un crédit d'impôt de 4 000 dollars pour ses enfants en 2011 — une année où sa fortune a augmenté de plusieurs milliards.

Warren Buffett : taux d'imposition effectif de 0,10 % entre 2014 et 2018.

En France, les données sont plus opaques. Mais Cash Investigation a levé un coin du voile.

Bernard Arnault contrôle 48 % de LVMH via des holdings familiales. En 2023, ces holdings ont reçu 3,17 milliards d'euros de dividendes, taxés à 1,5 %. LVMH dispose par ailleurs de 202 filiales dans des paradis fiscaux, selon une ONG spécialisée. Le yacht Symphony de 101 mètres — héliport, piscine à fond transparent, practice de golf — appartient officiellement à une filiale maltaise de LVMH, pas à Bernard Arnault personnellement. Il n'apparaît donc pas dans son patrimoine imposable.

L'économiste Lucas Chancel résume la situation : « Les impôts finalement acquittés sont très faibles par rapport aux revenus totaux. Le taux d'impôt des milliardaires est vraiment très faible, beaucoup plus faible que ce qu'il serait s'ils jouaient les règles du jeu fiscal comme le commun des mortels. »


V. LA COMPLICITÉ DE L'ÉTAT

Le 14 avril 2025, le ministre de l'Économie Éric Lombard — ironie du nom — reconnaît publiquement l'existence du problème. Sur BFM TV, il déclare vouloir lutter contre la « suroptimisation fiscale » et annonce que Bercy travaille à « vérifier que les mécanismes qui permettent d'alléger les impôts des plus fortunés fonctionnent de façon plus équitable ».

Traduction : le gouvernement sait. Il sait depuis des années. Et il n'a rien fait.

La taxe Zucman — une imposition de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d'euros — aurait rapporté entre 15 et 25 milliards d'euros par an. Elle ciblait 1 800 contribuables. Elle a été votée par l'Assemblée nationale le 20 février 2025.

Le Sénat l'a rejetée le 12 juin 2025.

Pendant ce temps, le même gouvernement annonce 40 milliards de coupes budgétaires pour 2026, « essentiellement en tapant dans la Sécurité sociale », selon les termes de François Bayrou lui-même.

L'équation est limpide : plutôt que de taxer 1 800 milliardaires, on préfère rationner les soins de 67 millions de Français.


VI. LE DÉTOURNEMENT DE L'INTENTION

Le crédit Lombard n'est pas illégal. Il est proposé par les plus grandes banques françaises. BNP Paribas, Société Générale, Natixis — toutes offrent ce service à leurs clients « premium ».

Mais regardez ce qui s'est passé.

La loi fiscale française repose sur un principe simple : les revenus sont imposés, les emprunts ne le sont pas. C'est logique. Quand un artisan emprunte pour acheter une machine, il ne paie pas d'impôt sur le prêt. Quand une famille emprunte pour acheter une maison, elle ne paie pas d'impôt sur le crédit.

Cette règle a été écrite pour des situations ordinaires.

Mais l'ultra-riche qui transforme systématiquement ses revenus futurs en emprunts actuels utilise la même règle dans un contexte totalement différent. Il détourne l'intention de la loi tout en respectant sa lettre.

C'est ce que les juristes appellent l'abus de droit. Sauf que personne ne poursuit.

Le Sénat a auditionné des experts. La Cour des comptes a publié des rapports. Les économistes ont alerté. Et le système continue.

Parce que le système protège ceux qui l'ont conçu.


VII. QUI SONT LES COMPLICES ?

Selon une étude du Tax Justice Network citée par le Sénat, une poignée de banques gère entre 62 et 74 % de la fortune privée mondiale détenue offshore : UBS, Crédit Suisse, Citi, Morgan Stanley, Deutsche Bank, BNP Paribas, HSBC, Société Générale, Lombard Odier.

Ces banques ont pignon sur rue. Elles sponsorisent des événements culturels. Elles financent des fondations. Elles affichent leur « responsabilité sociale ».

Et elles vendent à leurs clients les outils qui permettent de ne pas payer d'impôts.

En 2025, 60 % des milliardaires français recourent à des trusts pour contourner l'Impôt sur la Fortune Immobilière. Près de la moitié des holdings « animatrices » qui bénéficient d'avantages fiscaux n'emploient aucun salarié et génèrent moins de 50 000 euros de chiffre d'affaires par an. Elles permettent pourtant à leurs détenteurs d'exclure en moyenne 83 millions d'euros de leur patrimoine imposable.

Le rapport d'un think tank britannique, la New Economics Foundation, a tenté de mesurer l'utilité sociale de certaines professions. Résultat : pour chaque euro reçu, un employé de crèche crée 9 euros de valeur sociale. Un banquier de la City en détruit 7. Un comptable fiscaliste en détruit 47.

Quarante-sept euros de valeur sociale détruits pour chaque euro gagné.

C'est le prix de l'ingénierie fiscale.


VIII. LA QUESTION QUI TUE

Résumons.

Les 100 plus grandes fortunes françaises paient 2 à 3 % d'impôt effectif. Les classes moyennes paient 20 à 45 %. Le manque à gagner pour l'État est de 15 à 25 milliards d'euros par an. Le gouvernement demande 40 milliards d'économies aux Français. La taxe sur les ultra-riches a été rejetée par le Sénat. Le crédit Lombard reste parfaitement légal.

Et Bernard Arnault continue de naviguer sur son yacht maltais, dans les eaux internationales de l'impunité fiscale.

La question n'est plus de savoir si le système est injuste. Tout le monde le sait. La question est de savoir pourquoi nous l'acceptons.

Peut-être parce que nous avons été convaincus que les riches « créent des emplois » et qu'il ne faut pas les « faire fuir ». Peut-être parce que nous croyons encore au mythe de la méritocratie. Peut-être parce que nous espérons secrètement devenir riches nous-mêmes un jour.

Mais les chiffres sont là. Impitoyables.

120 milliards d'euros quittent la France chaque année via l'ingénierie fiscale. C'est trois fois le budget de l'Éducation nationale. C'est dix fois le déficit de l'Assurance maladie.

Et pendant que cet argent s'évapore vers le Delaware, le Luxembourg et les îles Caïmans, on nous explique qu'il faut « faire des efforts ».

Les efforts, ils sont déjà faits. Par ceux qui paient leurs impôts.


ÉPILOGUE : LE NOM DU JEU

Il existe un terme technique pour désigner ce que font les ultra-riches : l'« optimisation fiscale ». Un euphémisme élégant qui transforme l'évitement systématique de l'impôt en stratégie patrimoniale respectable.

Mais appelons les choses par leur nom.

Quand un salarié ne déclare pas un revenu, c'est de la fraude. Quand un milliardaire structure son patrimoine pour ne jamais avoir de revenu à déclarer, c'est de l'optimisation.

La différence ? Le premier n'a pas les moyens de payer un avocat fiscaliste. Le second a les moyens de payer le législateur.

Le crédit Lombard n'est pas une faille dans le système. Il est le système. Un système conçu par les riches, pour les riches, avec la complicité passive d'un État qui préfère taxer le travail plutôt que le capital.

Buy, Borrow, Die.

Acheter, Emprunter, Mourir.

Et entre-temps, ne jamais payer.


Sources :

  • Cash Investigation, « Bernard Arnault, l'art de payer moins d'impôts », France 2, 4 décembre 2025
  • Gabriel Zucman, EU Tax Observatory, travaux sur la fiscalité des ultra-riches
  • ProPublica, « The Secret IRS Files », juin 2021
  • Rapport du Sénat, « Évasion des capitaux et finance », auditions 2013
  • Institut des Politiques Publiques, données sur les holdings animatrices
  • Tax Justice Network, étude sur les banques offshore
  • Déclarations d'Éric Lombard, BFM TV, 14 avril 2025
  • Lucas Chancel, Sciences Po / Laboratoire sur les inégalités mondiales

Jerem Maniaco – auteur. Analyse du pouvoir, de la manipulation contemporaine et des structures invisibles qui organisent nos vies.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.