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Billet de blog 28 décembre 2025

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CUMCUM : COMMENT LES BANQUES ONT VOLÉ 33 MILLIARDS À LA FRANCE

En septembre 2025, le Crédit Agricole a reconnu devant la justice avoir fraudé le fisc. Il n'est pas seul. Treize banques françaises sont dans le viseur de Bercy pour une fraude à 33 milliards d'euros. Et quand le Parlement a voulu y mettre fin, les banquiers ont simplement réécrit la loi.

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CUMCUM : COMMENT LES BANQUES ONT VOLÉ 33 MILLIARDS À LA FRANCE

Le Parlement vote une loi à l'unanimité. Le lobby bancaire la fait saboter en deux mois.


En septembre 2025, le Crédit Agricole a reconnu devant la justice avoir fraudé le fisc. Il n'est pas seul. Treize banques françaises sont dans le viseur de Bercy pour une fraude à 33 milliards d'euros. Et quand le Parlement a voulu y mettre fin, les banquiers ont simplement réécrit la loi.


Par Jerem Maniaco


Le 8 septembre 2025, dans la salle d'audience du tribunal judiciaire de Paris, Bruno Fontaine s'avance à la barre. Responsable de la filiale d'investissement du Crédit Agricole, il reconnaît d'une petite voix que sa banque a fait de « l'arbitrage de dividendes » pour des clients étrangers.

Traduction : la banque empruntait temporairement les actions de ses clients pour éviter de payer l'impôt sur les dividendes.

Le Crédit Agricole accepte de payer une amende de 88 millions d'euros pour blanchiment aggravé de fraude fiscale. En échange, le Parquet national financier abandonne les poursuites.

88 millions. C'est le prix pour faire oublier des années de fraude systémique.

Mais le Crédit Agricole n'est pas seul. Selon la cellule investigation de Radio France, treize banques françaises sont dans le viseur de Bercy. BNP Paribas. Société Générale. Natixis. Et d'autres dont les noms n'ont pas encore filtré.

Le préjudice total pour l'État français ? 33 milliards d'euros sur vingt ans.


I. LE MÉCANISME DE LA FRAUDE

Le CumCum — du latin « cum », « avec » dividendes — est un montage d'une simplicité déconcertante.

Prenons un investisseur américain qui détient des actions Total. Quand Total verse ses dividendes, la France prélève une retenue à la source de 25 % pour les actionnaires étrangers. C'est la loi. C'est l'article 119 bis du Code général des impôts.

Mais l'investisseur américain ne veut pas payer. Alors il appelle sa banque française.

Quelques jours avant le versement du dividende, la banque lui « emprunte » ses actions. Officiellement, c'est un prêt de titres — une opération banale sur les marchés financiers. La banque française, elle, n'est pas soumise à la retenue à la source. Elle touche le dividende brut.

Après le versement, la banque rend les actions à l'investisseur américain. Elle lui reverse le dividende, amputé d'une commission. L'investisseur a économisé 25 % d'impôt. La banque a empoché sa commission. Tout le monde est content.

Sauf le contribuable français qui paie la différence.

« On savait que ce n'était pas fair-play vis-à-vis du fisc », reconnaît une ex-salariée d'une grande banque française interrogée par Radio France. Tous les témoins expliquent avoir eu l'aval de leur service juridique.

Florence Deboissy, professeure de droit fiscal à l'université de Bordeaux, ne mâche pas ses mots : « Ça n'est absolument pas une simple technique d'optimisation fiscale, c'est une fraude. Si c'est uniquement pour échapper au paiement de la retenue à la source que les actions sont transférées, il s'agit d'un abus de droit. »


II. 33 MILLIARDS D'EUROS

En 2018, l'enquête « CumEx Files », menée par Le Monde et plusieurs médias européens, révèle l'ampleur du désastre.

33,4 milliards d'euros. C'est ce que la France a perdu entre 2000 et 2020.

150 milliards d'euros. C'est le préjudice total pour l'Europe.

1,5 à 3 milliards d'euros par an. C'est le manque à gagner annuel avant les récentes réformes.

Pour donner un ordre de grandeur : 33 milliards, c'est le budget annuel du ministère de la Justice multiplié par trois. C'est dix fois le « trou » de l'Assurance chômage. C'est presque autant que les 40 milliards d'économies que le gouvernement Bayrou demande aux Français pour 2026.

Un courtier spécialiste du montage, interrogé par Radio France, résume la situation avec un cynisme glaçant : « Tout le monde picore. Il y a assez à manger pour que chacun prenne sa part. Ce sont des fraudes. »


III. LE PARLEMENT VOTE, LE LOBBY EFFACE

En 2018, Emmanuel Macron promet : « Nous serons intraitables en matière de fraude fiscale. »

Sept ans plus tard, la promesse n'est toujours pas tenue.

En novembre 2024, le Sénat vote enfin un dispositif anti-CumCum. Le texte est adopté à l'unanimité — gauche, droite, centre confondus. Il est intégré à la loi de finances pour 2025, promulguée le 14 février.

Le principe est simple : désormais, la retenue à la source s'applique au « bénéficiaire effectif » des dividendes, même si les actions ont été temporairement prêtées. Plus de prête-nom. Plus d'écran bancaire. Le vrai propriétaire paie.

Victoire ? Non.

En avril 2025, le service de la législation fiscale de Bercy publie le texte d'application de la loi — le fameux Bofip, Bulletin officiel des finances publiques. Et ce texte contient des « exceptions » qui permettent aux banques de continuer à frauder.

Le sénateur Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances, n'en croit pas ses yeux. Le 19 juin 2025, il se rend en personne à Bercy pour un contrôle de cinq heures.

Son verdict est sans appel : « Le résultat de mon contrôle est effarant. C'est le lobby bancaire lui-même qui a demandé à Bercy d'ouvrir cette brèche. »


IV. LA FÉDÉRATION BANCAIRE FRANÇAISE

Le nom revient à chaque étape du dossier : la Fédération bancaire française (FBF).

En 2018, c'est elle qui obtient l'abandon d'un premier dispositif anti-CumCum voté au Sénat.

Le 17 février 2025 — trois jours après la promulgation de la nouvelle loi — c'est elle qui écrit à la Direction générale des finances publiques pour demander des « exceptions » à la règle.

En avril 2025, c'est elle qui obtient que ces exceptions soient inscrites dans le texte d'application.

En juin 2025, c'est elle qui gagne un recours devant le Conseil d'État contre la doctrine fiscale de l'administration.

Le sénateur Husson expose publiquement les notes internes de Bercy. Elles montrent que les fonctionnaires avaient recommandé de ne pas céder aux demandes de la FBF, en raison d'un « risque polémique ». Le ministre a cédé quand même.

Sollicité, le ministère des Finances « conteste totalement » l'analyse du sénateur. Il assure que le texte d'application garantit la « bonne application » des dispositions législatives et répond à des « interrogations concrètes des contribuables ». Une défense technique qui ne convainc guère les parlementaires.

Maya Atig, directrice générale de la FBF, maintient sa ligne devant la commission des finances de l'Assemblée nationale, le 8 juillet 2025 : « Il n'y a pas de fraude systémique. »

Le Crédit Agricole vient de payer 88 millions d'euros pour reconnaître le contraire. Mais la FBF nie toujours.


V. LA SAISON DES DIVIDENDES

Il y a un détail que personne n'a relevé.

Les tractations entre Bercy et la FBF se sont déroulées entre mi-avril et fin juillet 2025. Cette période correspond exactement à la « saison des dividendes » — le moment où les entreprises du CAC 40 versent leurs profits aux actionnaires.

Pendant ces trois mois, les banques ont continué à pratiquer l'arbitrage de dividendes sans appliquer le dispositif anti-abus voulu par le Parlement.

60 milliards d'euros. C'est le montant total des dividendes versés par les entreprises du CAC 40 pendant cette période.

Combien ont échappé à l'impôt grâce aux « exceptions » obtenues par la FBF ? Personne ne le sait. Le fisc enquête sur treize banques. Les redressements notifiés atteignent 4,5 milliards d'euros, selon le ministre Éric Lombard. Mais ces redressements sont contestés devant la justice administrative.

Le 24 juillet 2025, sous la pression du sénateur Husson, Éric Lombard annonce finalement le retrait du texte litigieux. Mais le mal est fait. La saison des dividendes est terminée.

Jean-François Husson prévient : « Je vais rester extrêmement vigilant. Il y a toujours la volonté de trouver une nouvelle combine. »


VI. LES BANQUES DANS LE VISEUR

Le Parquet national financier a ouvert des enquêtes en décembre 2021. En mars 2023, une opération inédite de perquisitions a visé plusieurs établissements bancaires français et étrangers.

Les chefs d'accusation sont lourds : blanchiment de fraude fiscale aggravée, fraude fiscale aggravée. La peine encourue : sept ans de prison et une amende pouvant atteindre le double du produit de l'infraction.

Le Crédit Agricole a payé. BNP Paribas, Société Générale et Natixis contestent leurs redressements devant la justice administrative. Les dix autres établissements identifiés par Bercy attendent.

La Fédération bancaire française maintient que ces transactions sont des « pratiques légales de prêt-emprunt de titres » qui « fluidifient les marchés financiers ». Une justification technique pour une fraude massive.


VII. LE PRÉCÉDENT ALLEMAND

La France n'est pas seule. L'Allemagne a été la première victime du scandale CumEx — la variante la plus sophistiquée du montage, qui permet de se faire rembourser plusieurs fois le même impôt.

Le préjudice pour l'Allemagne est estimé à 31,8 milliards d'euros.

Mais contrairement à la France, l'Allemagne a agi.

Hanno Berger, l'avocat fiscaliste qui a inventé le montage, a été condamné à huit ans de prison en décembre 2022 par la cour de Bonn. Il doit rembourser 13,7 millions d'euros.

Martin Shields et Nicholas Diable, deux anciens banquiers de HypoVereinsbank, ont été condamnés à des amendes et des peines de prison.

En France ? Un seul établissement a payé : le Crédit Agricole, avec une amende négociée. Les autres attendent. Les banquiers ne tremblent pas.


VIII. LA QUESTION QUI TUE

Résumons.

Les banques françaises ont organisé une fraude fiscale de 33 milliards d'euros sur vingt ans. Le Parlement a voté une loi à l'unanimité pour y mettre fin. Le lobby bancaire a fait réécrire le texte d'application par Bercy. Pendant la saison des dividendes 2025, les banques ont continué à frauder. Une seule a été condamnée — à une amende négociée de 88 millions, soit moins de 0,3 % du préjudice total.

Et pendant ce temps, le gouvernement demande 40 milliards d'économies aux Français.

Le sénateur Husson pose la question qui fâche : « Comment, d'un côté, demander 40 milliards d'euros aux Français, et de l'autre, laisser perdurer la fraude opérée par les banques ? »

La réponse est simple : on ne demande pas aux banques. On demande aux Français. Parce que les Français ne peuvent pas se payer un lobbyiste à Bercy.


ÉPILOGUE : QUI GOUVERNE ?

Il existe une expression en science politique : la « capture réglementaire ». Elle désigne le phénomène par lequel les régulateurs finissent par servir les intérêts de ceux qu'ils sont censés réguler.

Le scandale CumCum en est l'illustration parfaite.

Le Parlement vote une loi. L'administration la vide de sa substance. Le lobby bancaire dicte les exceptions. Le ministre cède. Les banques continuent à frauder. Et quand un sénateur ose contrôler, on lui répond que tout est « conforme ».

Conforme à quoi ? À l'intérêt général ? Non. À l'intérêt des banques.

La Fédération bancaire française n'a pas pris le pouvoir par un coup d'État. Elle l'a pris par des courriers, des rendez-vous, des « clarifications techniques ». Elle l'a pris parce que personne ne l'en a empêchée.

33 milliards d'euros. C'est le prix de notre passivité.

Et ce n'est pas fini. Jean-François Husson le sait : « Il y a toujours la volonté de trouver une nouvelle combine. »

Les banques trouveront. Elles trouvent toujours.


Sources :

  • Cellule investigation de Radio France, « Fraude aux CumCum : 13 banques en redressement », 3 octobre 2025
  • Enquête « CumEx Files », Le Monde et consortium européen, 2018 et 2021
  • Audition de Jean-François Husson, commission des finances du Sénat, 19 juin 2025
  • Audition de Maya Atig (FBF), commission des finances de l'Assemblée nationale, 8 juillet 2025
  • Conférence de presse d'Éric Lombard, 24 juillet 2025
  • Loi de finances pour 2025, article 119 bis du CGI modifié
  • Tribunal judiciaire de Paris, audience du 8 septembre 2025 (Crédit Agricole)
  • Conseil d'État, décision du 8 décembre 2023, n° 472587

Jerem Maniaco – auteur. Analyse du pouvoir, de la manipulation contemporaine et des structures invisibles qui organisent nos vies.

Cadre de lecture : Mécaniques.

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