Il est toujours périlleux de parler de stratégie de la tension. Celle-ci implique en effet un complot qui, par définition, comporte une concertation au moins en partie secrète. Aussi, ce n’est qu’avec le temps (l’ouverture d’archives et/ou des fuites de documents) que l’on peut établir avec certitude une telle stratégie. En attendant, il est toujours préférable de favoriser l’hypothèse de la bêtise que celle du complot (selon la formule de Michel Rocard). D’autant que la Macronie n’est pas avare en la matière, ses différents porte-paroles (et le premier d’entre eux, Macron) ne sont constants sur rien, sauf sur ce point.
Pour autant, et même en considérant une véritable idiotie structurelle de la Macronie (probablement due à un nombre très réduit de personnes socialement et intellectuellement très homogènes -sortant des mêmes écoles et usant de biais cognitifs similaires- prenant les décisions clefs, et l’incapacité d’élargir ce cercle de décideurs). Même en considérant la Macronie comme une sorte de conjuration des imbéciles, disais-je, il est difficile de ne pas remarquer sa propension à jeter de l’huile sur le feu quand rien ne lui oblige et, au contraire, tout devrait mener à s’en garder absolument.
Une décision prise au rang ministériel (et/ou présidentiel)
Donc, comment expliquer cette huile ? En l’occurrence, comment expliquer l’interdiction de manifester au Comité Adama ? Dans le contexte de la révolte émeutière la plus spectaculaire de ces dernières années marquées par de nombreuses révoltes spectaculaires, il est impossible de ne pas voir la charge symbolique de cette interdiction. La révolte de la semaine dernière a été déclenchée par la mort par balle policière à bout portant de Nahel, 17 ans. Le Comité Adama est né de la mort d’Adama Traoré, 24 ans, suite à une strangulation policière. Personne ne peut ne pas faire le parallèle. Interdire le cortège demandant justice pour Adama signifie, donc, rallumer la mèche à peine éteinte.
Le détail de la temporalité de l’interdiction préfectorale renforce l’idée d’une concertation. En effet, la première interdiction concernait une manifestation convoquée à Beaumont-sur-Oise, où Adama a été tué. Cette interdiction préfectorale est tombée la veille de la manif, permettant de justifier administrativement l’interdiction de la manif de remplacement à Paris, sous prétexte qu’elle n’aurait pas été annoncé au moins trois jours à l’avance.
Une sorte de perversité administrative, interdire la veille pour empêcher d’organiser une autre manifestation légale. Cette perversité indique qu’il s’agit, dès le début, moins d’une décision préfectorale que ministérielle. C’est le plus haut degré de l’Etat qui souhaite cette interdiction, ce qui réduit considérablement le nombre de personnes qui prennent la décision. Cela favorise l’hypothèse d’une concertation (moins elle concerne de monde, plus elle est probable). Soit, le complot, en l’occurrence pour une stratégie de la tension.
Les moyens d'une stratégie de la tension
Ici, il convient moins de se demander à quoi elle servirait que pourquoi adopter une telle stratégie. Je pense que le choix de la stratégie de la tension relève d’une analyse des rapports de force, surtout médiatique et politique (dans le sens sondagier et électoral du terme), deux secteurs qui ont massivement adopté l’interprétation extrême-droitière de la révolte. Si médias et politiciens avaient massivement demandé une refonte de la police, cause première de la révolte, et une vaste politique pour les quartiers populaires, alors une stratégie de la tension eut été inenvisageable.
Au contraire, dans un contexte où l’extrême-droite n’a même pas eu à s’exprimer pour que son discours s’impose, incluant son racisme le plus crasse (que le RN évite autant que possible d’afficher), provoquer plus de tension a du sens. L’interdiction de la manifestation du Comité Adama permet à la Macronie d’espérer une nouvelle flambée émeutière. Celle-ci, si l’on en juge par la réaction politico-médiatique de la semaine, permettrait de radicaliser encore plus policiers, politiciens et commentateurs bollorisés.
En somme, elle déploie cette stratégie parce qu'elle le peut. Le terrain extrême-droitier le lui autorise.
Marginaliser la gauche, renforcer l'extrême droite
Une telle stratégie permet de renforcer aussi bien l’extrême droite (principale bénéficiaire son hégémonie médiatique) que la Macronie. Inversement, et dans le même temps, l’isolement de la gauche se poursuit, avec ses inévitables divisions qui surgissent en temps de crise. Cette faiblesse permet à la Macronie de criminaliser la gauche y compris parlementaire (presque synonyme de modération, dans le sens où elle désigne une gauche qui accepte le jeu d’une constitution très droitière).
Marginaliser la gauche et renforcer son partenaire d’extrême-droite, voilà une pente déjà bien entamée par la Macronie. Or, celle-ci estime que les révoltes (ou plutôt les interprétations des émeutes) accélèrent ce processus. Aussi, la Macronie aurait tort de se priver d’une nouvelle semaine d’émeutes si elle a les moyens de la provoquer. Qu’elle y parvienne ou non, ce n'est du ressort de personne (la révolte émeutière ne se décrète pas) mais la Macronie aura tout fait pour qu’elle advienne.