Le chant collectif de la tronçonneuse
Depuis deux ans, éditorialistes, hommes politiques, économistes, hebdos de droite, d’extrême-droite, libéraux, néolibéraux, illibéraux et certains bobos, avez tous cajolé ou brandi la tronçonneuse. En louvoyant, en roucoulant ou en applaudissant, vous avez chanté les louanges des coupes budgétaires. « Nécessaire », « pourquoi ne pas essayer ? », « regardez l’Argentine, ça fonctionne », sont les termes qui peuplaient vos médias. Et ce ne sont pas que les chiens de Bolloré qui ont aboyé la chanson du « miracle » économique de Milei. De Le Point à Public Sénat, en passant par les «chiffres macroéconomiques intéressants » des journaux « sérieux », ce fut un chant collectif.

Côté politiques, ce ne sont pas que des Ciotti qui ont brandi l’objet de leur fantasme (avec lequel la mère d’Eric Ciotti n’aurait pas de place à l’hôpital). Ce sont aussi les macronistes, trop contents que le son de la tronçonneuse argentine couvre celui de leur scie-sauteuse tout aussi destructrice à terme. C’est d’ailleurs là un trait distinctif de la macronie, elle se compare toujours avec le pire.
Vous avez tous contribué à normaliser ou à rendre désirable cette tronçonneuse. Vous avez fait passer les délires de Milei pour des équations raisonnables. Comme si le monde se réduisait à des chiffres macro-économiques qu’il s’agirait de redresser sans la moindre considération pour la société et, plus radicalement, la vie. Réduire le vivant à une variable d’ajustement est le crédo de Milei que vous avez repris en chœur, chanté sur tous les tons.
Alors, maintenant, que les effets de ce charcutage sont à la vue, il est temps de payer l’addition, prendre vos responsabilités. Manger le bilan. Ouvrez grand le gosier.
Vous vouliez vous gaver, vous allez être servi
Commençons par le plus évident, par une question rhétorique dans votre langage macro-économique : un programme économique qui a sans cesse besoin de recourir à des sauvetages financiers est-il viable ?
D’après vous, d’après Milei, une économie saine commence par une réduction drastique, à sa plus simple expression répressive, de l’État. Moins de dépense permet, dites-vous, d’obtenir l’équilibre budgétaire et, jurez-vous, de libérer les forces productives. Voyons voir.
Milei se targue d’avoir obtenu l’équilibre budgétaire dès le premier mois de sa gestion. Ce que vous n’avez pas manqué d’encenser et présenté comme un modèle. Près de deux ans plus tard, l’Argentine croule sous les dettes.
Certes, de ce côté, elle n’allait déjà pas très bien avant l’arrivée de Milei mais principalement du fait d’une autre gestion, celle de Mauricio Macri (2015-2019), principal allié de Milei, qui, ô surprise, avait la même équipe économique (dont les deux pôles sont Luis Caputo et Federico Sturzenegger). Celle-ci pulvérise tous les records d’endettement auprès d’institutions financières internationales et, désormais, directement des États-Unis (c’est-à-dire un organisme supranational et un État).
Couper dans les dépenses publiques pour s’endetter plus, voilà la véritable équation que vous devriez expliquer. Moins de services, plus de dette. Et, au passage, vous nous expliquerez la cohérence de prôner “moins d’État” mais y avoir sans cesse recours pour se financer.
Mais trêve d’abstractions.
La misère et la mort
La tronçonneuse dont vous vous êtes fait les complices a tué. D’abord les patients atteints de maladie grave, dont les traitements ont été arrêtés du jour au lendemain. A leur mémoire, à leurs familles, vous devez des explications. Pourquoi avez-vous célébré les mesures qui les ont tués ? Et à vos publics, vous devez préciser ce que l’importation de la tronçonneuse signifie pour leurs proches vulnérables, leurs propres vieillesses. La misère et la mort.
Vous avez aussi chanté la mort de personnes à qui furent administrés des remèdes adultérés. L’organisme de contrôle des médicaments (ANMAT) ayant été réduit à peau de chagrin, les cas de produits vénéneux se sont multipliés. Une partie des morts sur la route doivent leur fin prématurée à des routes défaillantes, abandonnées suite au passage de la tronçonneuse. Les prix des transports ont explosé mais leur qualité s’est encore dégradée.
Vous avez de la chance, l’augmentation du taux de suicide n’est pas encore mesurable (et risque de rester difficile à mesurer), si bien que ces morts-là, que vous avez souhaité en promouvant la tronçonneuse, peuvent difficilement vous être imputables. Il vous reste les millions de personnes pour qui l’anxiété tord le ventre tous les jours, empêche de dormir toutes les nuits. Pas une anxiété venue de nulle part ou d’un trouble psychologique personnel, non, celle provoquée par le manque d’argent, l’impossibilité de payer le loyer ou la traite du crédit immobilier (pour ne parler que de gens avec qui vous pourriez avoir de l’empathie, vous ressemblant, car les autres, les vraiment pauvres, vous indiffèrent totalement).
La destruction des systèmes de financement des arts, du journalisme (d’agence nationale), de la recherche, vous avez applaudi à deux mains, en pensant à tous ces artistes et intellectuels que vous détestez.
Les écoles, les universités, les hôpitaux, tout ce qui permet de se maintenir en vie et avoir un avenir, a été saccagé et se trouve à l’agonie. Vous avez célébré cela depuis vos plateaux-TV, vos studio-radios, vos bureaux, éloignés des souffrances et du sang qui dégoulinent de la tronçonneuse.
Non, vous ne pourrez pas séparer l’œuvre de son exécuteur
Depuis quelques semaines, vous vous faites discrets sur la tronçonneuse. Vous employez d’autres mots pour dire la même chose, de peur de rester collé à l’engin de Javier Milei que vous avez encensé deux ans durant. Qu’est-ce qui vous dérange tant ? La “découverte” du système de corruption au bénéfice de la famille Milei ? A priori, ce ne sont que 3% que doivent verser les entreprises à la famille afin d’obtenir des contrats publics. C’est toujours ça qui ne va pas dans les caisses de l’État, vous devriez célébrer.
D’ailleurs, votre Milei avait clairement dit qu’Al Capone était un héros et un modèle. «L’État c’est pire que la mafia qui, elle, a des codes », avait-il précisé. Il n’y a pas eu mensonge sur la marchandise. Vous avez encensé cela, il vous faut donc assumer.
Et la mafia, généralement, ne se contente pas d’extorquer. S’il y a un commerce à forte plus-value, hors du contrôle de l’État, elle y déploie une infrastructure. Oui, un peu comme les candidats de Milei financés par une compagnie d’aviation qui oscille entre le lavage d’argent du narcotrafic et le transport d’actifs incertains (argent liquide ? cocaïne ?). Mais la narco-économie ne devrait pas vous effrayer. N’est-ce pas le royaume de votre fameux retrait de l’État ? Même leurs armées et polices y sont privatisées, c’est exactement ce que vous prônez.
Vous n’allez pas commencer à faire les mijaurées après avoir autant pesté contre le «politiquement correct », n’est-ce pas ? Il est grand temps de vous dévoiler : le paradis déjà existant sur Terre de la société entièrement privatisée, dont le commerce est libre et non-faussé, ce sont les territoires contrôlés par les narcos.
C’est en toute logique que Milei a prôné l’oxymore d’anarcho-capitalisme et applique le cohérent narco-capitalisme. Car si le capitalisme est antinomique avec l’anarchisme, en revanche la narco-économie en est la réalisation la plus aboutie. Il vous revient de l’assumer.

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Pour cela, nous vous invitons à imiter un peu Milei. Par exemple, en réalisant un concert de solidarité avec le président argentin. A l’instar de Milei et ses amis, vous pourriez ainsi vous réunir et chanter votre amour à la liberté et au capitalisme. Louis Sarkozy, Pascal Praud, Guillaume Kasbarian, Eugénie Bastié, Eric Ciotti, et toute la bande, prenez le saxo, la batterie, la guitare et chantez, faux s’il le faut, au diable les conventions, mais chantez. Et si vous trouvez tout cela embarrassant, pour vous motiver entre deux chansons, dites-vous bien que c’est ce que vous avez provoqué, en faisant croire à un miracle.
Jérémy Rubenstein
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