Le journaliste Alejandro Bercovich (C5N, Diario Ar., CRISIS, et Radio Con Vos) a été violemment pris à parti par des responsables d'institutions juives de Buenos Aires. La DAIA (Delegación de Asociaciones Israelitas Argentinas) a estimé que le journaliste exerçait « le même terrorisme qui a tué deux fois en Argentine, dans d'autres pays et en Israël le 7 octobre dernier. » Dans le même sens, l’Organisation Sioniste Argentine (OSA) a aussi dénoncé un éditorial du journaliste, en lui niant sa qualité de juif. Le déclarant « juif seulement de nom », un peu à la manière dont l’extrême-droite française considère qu’il y aurait des « Français de papier ».
Qu’avait donc fait Alejandro Bercovich pour recevoir les foudres d’organismes censés représenter la communauté juive d’Argentine ? Son travail de journaliste intervenant dans les débats publics. En l’occurrence, un éditorial où il pointait les biais et amalgames très problématiques du discours du président de l’AMIA (Asociación Mutual Israelita Argentina), Amos Linetzky, lors de la commémoration des 30 ans de l’attentat à la bombe contre son institution (faisant 85 morts le 18 juillet 1994).
Cet attentat, le plus meurtrier du pays, qui a profondément marqué la communauté juive, n’a jamais été revendiqué et les multiples manipulations de l’enquête laissent penser que la vérité sur ses commanditaires ne sera probablement jamais connue. (Je tâcherais dans un prochain article de faire le point sur cette enquête et ses multiples manipulations – ou saccages- dont elle a été l’objet).
Le discours de Linetsky non seulement faisait un lien pour le moins abusif entre l’attentat contre l’AMIA trente ans plus tôt et l’attaque terroriste dirigée par le Hamas du 7 octobre dernier. Dans une diatribe digne d’un Netanyahou, il s’en prenait à la fois aux organismes de l’ONU, dont l’UNICEF qui serait insensible au sort des enfants tués et ceux devenus orphelins le 7 octobre, aux organisations argentines de défense des droits humains et au… féminisme. En effet, selon lui,
« Des dizaines de femmes mutilées et humiliées devant les caméras n'ont pas suffi pour que les organisations féministes étendent leur sororité quand il s'agit de femmes juives. Peut-être que les slogans ‘le corps des femmes ne doit pas être un champ de bataille’ ou les célèbres ‘je te crois sœur’ ou ‘pas une de moins’ [Ni Una Menos] ont une close en petits caractères ajoutant ‘à moins qu’elle ne soit juive’ ».
Bercovich a réagi à ce discours « très en phase avec l’époque, très en phase avec Milei », selon ses mots, en signalant que ces attaques tous azimuts (mais très droitières) ne faisait que détourner l’attention d’une enquête mille fois embourbée par les intérêts politiques et géostratégiques des gouvernements successifs depuis 30 ans. Il ne faisait là que reprendre les éléments de l’enquête journalistique la plus complète de Horacio Lutzky (dont une partie a servi à l'écriture du scénario de fiction de la série Yosi, l’espion repenti)
Une communauté qui exprime sa diversité
A la différence d’autres cieux (notamment en France), où des organismes censés représenter la communauté juive s’adonnent à ce même genre d’outrances, amalgames et manipulations, de nombreuses personnalités juives d’Argentine ont réagi. Des artistes et des intellectuels, aux opinions les plus diverses sur Israël et le carnage en cours en Palestine, ont tenu à marquer leurs soutiens à Bercovich.
Nombre d’entre elles signalent être absolument opposés au journaliste quant à ses opinions ("Berco" est très critique d’Israël et n’a pas tardé à qualifier de génocide les massacres, déplacements de population et autres atrocités commises par Tsahal). Elles s’insurgent cependant contre la prétention de ces institutions à décider de qui est juif. Miriam Lewin (notamment co-autrice d’un ouvrage avec Lutzky et survivante d’un camp de la mort de la dernière dictature en Argentine) a aussi dénoncé la tendance de ces institutions de qualifier quiconque émet une critique "d'antisémite et de terroriste. C'est très grave, c'est une menace contre la liberté d'expression.".
Cette réaction a permis à Bercovich d’affronter les attaques dont il est l’objet. Bien entendu, au-delà de sa personne, il s’agit de ne pas laisser le monopole des voix juives à des institutions toujours plus alignées sur des gouvernements d’extrême-droite qui ont converti Israël en un État raciste et théologique (sans même parler des multiples crimes de la plus haute gravité qui lui sont imputés par les organismes internationaux).
Dans l'air du temps miléïste
Comme nous l'avons vu, le président de l'AMIA s'en est pris à bien des organismes (locaux et internationaux). Il s'est en revanche bien gardé de critiquer le gouvernement argentin actuel. Que ce soit du point de vu d'un représentant de la communauté juive ou de celui d'un responsable de l'AMIA (qui réclame donc l'éclaircissement de la vérité sur l'attentat de 1994), il y aurait pourtant de quoi s'alarmer.
Le procureur général (sorte d'équivalent de l'Attorney General dans le système étatsunien), Rodolfo Barra, a milité dans sa jeunesse dans une organisation néo-nazie. Ce militantisme étant un handicap pour sa carrière, il a dit le regretter. Compréhensive, l'AMIA s'est peu émue de cette nomination. Quant à la vice-présidente, Victoria Villarruel, à la fois issue d'une famille de militaire d'extrême-droite et catholique traditionaliste (lefebvriste), il n'est pas besoin de gratter beaucoup pour trouver de très forts relents d'antisémitisme dans son courant politique.
Pour ce qui est de l'attentat de 1994 et, surtout, des multiples sabotages de l'enquête, il n'y a pas à espérer de l'actuel gouvernement un changement permettant d'éclaircir quoique ce soit. En effet, des fonctionnaires des années 90 se retrouvent dans l’administration actuelle qui considère Carlos Menem (président de 1989-1999) comme le "plus grand président" de l'histoire du pays. Or, si on peut douter de cette appréciation, il est en revanche certain que Menem a activement œuvré à ce qu'aucune enquête sérieuse n'ait été menée sur l'attentat.
Tout cela n'inquiète guère les représentants des institutions dites représentatives juives argentines car Javier Milei est un fervent partisan de Nétanyahou, voire des alliés les plus ultras de la coalition du premier ministre israélien.
(Pour bien saisir la gravité des accusations qui ont été porté contre Alejandro Bercovich et les manquements des institutions censées représenter la communauté juive dans les enquêtes sur l'attentat de 1994, il faudrait un long article que j'espère avoir les moyens d'écrire dans les prochaines semaines).