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Billet de blog 2 mai 2013

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La Belle endormie (Marco Bellocchio) «Choisir est encore possible»

En 2009, le cas Eluana Englaro divisait l'Italie. Après dix-sept années de coma, le père d'Eluana décidait de laisser partir sa fille : une libération pour certains, un assassinat pour d'autres. A partir d'un fait divers devenu débat national, Marco Bellocchio a réalisé un film d'une infinie subtilité. Mais si son engagement en faveur de l'euthanasie est aussi évident que son mépris pour Berlusconi, La Belle Endormie n'est ni un pamphlet ni un plaidoyer.

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En 2009, le cas Eluana Englaro divisait l'Italie. Après dix-sept années de coma, le père d'Eluana décidait de laisser partir sa fille : une libération pour certains, un assassinat pour d'autres. A partir d'un fait divers devenu débat national, Marco Bellocchio a réalisé un film d'une infinie subtilité. Mais si son engagement en faveur de l'euthanasie est aussi évident que son mépris pour Berlusconi, La Belle Endormie n'est ni un pamphlet ni un plaidoyer.

Les derniers jours d'Eluana sont laissés hors-champ, alors que le gouvernement cherche à modifier la constitution afin d'interdire l'euthanasie, avec le soutien d'une Église cherchant à influer sur le débat politique (nous avons pu mesurer récemment qu'il ne s'agissait pas d'une particularité italienne).

De Udine, où se situe la clinique, à Rome, où les parlementaires se réunissent pour légiférer en urgence, le réalisateur filme les parcours de quelques personnages confrontés à des choix cruciaux, plus ou moins directement liés à la mort prochaine d'Eluana. On suit une grande actrice, qui a elle aussi une fille dans le coma et vit en dévote dans l'espoir d'un miracle, un médecin au chevet d'une droguée suicidaire, puis la rencontre d'une jeune catholique militant contre l'euthanasie et d'un jeune homme venu soutenir le droit à la liberté de choix et, enfin, un député du parti de Berlusconi, torturé à l'idée de voter contre ses convictions les plus profondes.

Cette belle endormie c'est aussi l'Italie du Cavaliere. Métaphore évidente, mais incontournable (on sait que le projet initial que Marco Bellocchio n'a pu mener à bien était un film sur le président du conseil). Bellochio nous montre un pays endormi par l'omniprésence de médias appartenant à un seul homme. Les postes de télévision envahissent le cadre : hôpital, hôtel, parlement, Berlusconi est partout, ponctuant le film d'interventions réactionnaires sur l'euthanasie. L'immense villa de l'actrice attendant un miracle (inquiétante Isabelle Huppert) ne fait pas exception. Les pièces sont plongées dans l'obscurité et le silence, à l'exception de la chambre de la jeune fille d'une luminosité presque aveuglante, coupée du monde comme la diva s'est retirée du royaume des vivants. Pourtant, un lien avec l'extérieur subsiste : un écran de télévision. De ce rapport à l'image perverti, apparaît un monde où conscience et raison restent en sommeil. L'hystérie que provoque la mort prochaine d'une fille réduite à l'état de légume contraste avec l'indifférence face aux tentatives de suicide d'une jeune toxicomane.

Au fur et à mesure que le fait divers s'efface, une atmosphère oppressante et irréelle s'installe. Marco Bellocchio exhibe la part de fantastique que renferme la réalité, jusqu'à filmer un sauna comme un cercle de l'enfer. Dans ce lieu confiné, Uliano Buffardi, député berlusconien ayant renié ses convictions de gauche mais soudainement incapable de trahir sa conscience, rencontre un méphitique psychiatre/oracle, qui dresse un portrait apocalyptique de la classe politique. Plus encore que corrompus ou lâches, les représentants du peuple sont ainsi voués au malheur, à la vindicte et à la solitude. C'est comme si Bellocchio, en dénonçant les affres des hommes politiques, voulait aussi nous rappeler leur humanité.

La Belle endormie est le tableau d'un monde prêt à basculer dans le chaos, à l'image de ses personnages aux réactions imprévisibles. Ce que traque Marco Bellocchio, c'est cette perte d'équilibre, l'instant où l'on est tenté par « le saut dans le vide ».

Il détourne l'un des éléments traditionnels du conte : ici, si un « prince », embrasse la belle endormie, il prend le risque de la voir se réveiller pour se jeter par la fenêtre. Les choix que feront les différents personnages du film laissent imaginer l'autre choix, celui du père d'Eluana, que l'on ne voit pas mais dont on connaît l'issue.

Même si quelques inhabituelles facilités scénaristiques laissent penser qu'il doit forcer sa nature, La Belle endormie oppose une fin lumineuse à un monde chaotique, endormi par les vieilles institutions et les dogmes. La question est toujours la même, cinquante ans après Les poings dans les poches, le premier grand film de Marco Bellocchio: se réveiller ou rester immobile. Il ne s'agit pas tant de révolte que de la possibilité de choisir, manifestation véritable de la liberté.

"La Belle endormie" Un film de Marco Bellocchio - Avec Toni Servillo,Isabelle Huppert, Alba Rohrwacher,Michele Riondino,Maya Sansa,Pier giorgio Bellocchio,Gianmarco Tognazzi - Directeur de la Photographie : Daniele Cipri - Montage : Francesca Calvelli - Scénario: Marco Bellocchio,Stefano Rulli. - Italie - Durée 1h50

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