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Billet de blog 24 août 2014

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L'exposition "Paris 1900" regrette-t-elle la « mission civilisatrice » de la France ?

Si l'exposition du Petit Palais, Paris 1900, La Ville spectacle (2 avril-17 août), avait le mérite de présenter beaucoup d’œuvres et de documents, elle n'en était pas moins désastreuse. Par son acharnement à vouloir y immerger les visiteurs, il semble bien que son propos était de faire revivre le mythe de la « Belle Epoque ».

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Si l'exposition du Petit Palais, Paris 1900, La Ville spectacle (2 avril-17 août), avait le mérite de présenter beaucoup d’œuvres et de documents, elle n'en était pas moins désastreuse. Par son acharnement à vouloir y immerger les visiteurs, il semble bien que son propos était de faire revivre le mythe de la « Belle Epoque ». Il est assez évident aussi que ce projet était, au moins en partie, dicté par un intérêt économique. Pour faire venir un grand nombre de visiteurs, il fallait les charmer. D'où l’idée de montrer un Paris à la « Belle Epoque », qui séduirait autant un parisien curieux de l’histoire de sa ville qu’un touriste heureux de retrouver dans une exposition ses clichés. A en croire l'accrochage, il fallait encore ne montrer de cette « Belle Epoque » que les aspects les plus plaisants en les mettant en scène par une scénographie spectaculaire et un discours univoque. Les problèmes de Paris 1900 sont considérables: les œuvres d’art sont invisibles, et certaines facettes importantes de la "Belle Epoque" sont occultées, alors même qu’elles sont présentes dans l’exposition. A cet égard, la tapisserie conçue par George Rochegrosse est exemplaire: son caractère colonialiste, qui saute aux yeux, n’est pas mentionné par le cartel placé à côté – c’est ce qui m’a poussé à écrire. Ce qui m’intéresse c’est de mettre au jour les mécanismes de cette exposition, montrer comment elle en vient à produire un cartel dont le discours, comme on va le voir, se confond avec un discours colonialiste. Ainsi il me fallait d’abord en analyser la configuration générale: voir comment y est présenté le mythe de la "Belle Epoque" et les conséquences de cette présentation sur la scénographie. Ensuite, en confrontant le discours de l'exposition (constitué à la fois par l'accrochage et les textes sur les murs ou cartels) avec les œuvres auxquelles il se rapporte, j'ai essayé de les mettre en tension, pour faire émerger un autre discours, sous-jacent. 

Une époque éblouissante

   C’est au premier degré, sans guillemets, que Paris 1900[1] a montré le mythe de la « Belle Epoque ». Sur le site internet du Petit Palais, le texte de présentation en traduit bien l’esprit général : « Si le mythe de la Belle Epoque a perduré jusqu'à aujourd'hui, ce n’est pas seulement par contraste avec l’horreur de la Grande Guerre qui lui succéda, c’est bien parce qu’il repose sur un foisonnement culturel réel dont cette exposition veut rappeler la force inégalée»[2]. Le texte précise, comme dans le reste de l’exposition, que la « Belle Epoque » est un mythe, mais il ne prend pas la peine de le déconstruire. Cela eût été aisé : cette expression fut propagée lors de l’après-guerre par la bourgeoisie rentière condamnée par l’inflation[3]. La Grande Guerre y est présentée comme un événement extérieur venant perturber un beau rêve. C’est pourtant cette bourgeoisie, si bien représentée dans l’exposition, qui était au pouvoir en 1914. Je ne crois pas que l’on n’ait jamais nié le foisonnement culturel de la « Belle Epoque », même si l’on devrait peut-être le nuancer (je n’entrerai pas ici dans un débat pour savoir quel jugement on doit porter sur ce qu’on appelle l’"art académique"). Cependant, elle ne saurait s’y réduire. Mais l’essentiel ici c’est que ce texte nous demande de croire à ce mythe. A une narration qui idéalise en clichés certains aspects de la réalité, laissant ainsi imaginer un âge d’or où il faisait mieux vivre qu’ aujourd'hui.

   L’exposition ne produit pas de discours original, elle ne fait que reprendre la narration d'un mythe tout fait. Et le rôle assigné aux œuvres, c’est de l’illustrer. En ce sens, il n’est pas nécessaire que les visiteurs puissent les regarder vraiment : ce n’est pas d’elles qu’un sens se dégagera (comme c’est le cas dans les bonnes expositions). Il faut simplement qu’ils plaquent sur elles le discours inscrit sur les murs et les cartels. Pour qu’ils baignent bien dans ce mythe, pour qu’ils croient à ce discours, la scénographie se doit d’être directive et spectaculaire. C’est pourquoi les œuvres sont violemment éclairées par des halos de lumière, qui déforment leur couleur ou leur volume et, s’il y en a, les rendent invisibles sous le reflet de leur vitre. (Ce qui ne veut pas dire que les salles sont bien éclairées : j’ai vu quelques visiteurs essayer de lire les cartels avec la lampe torche de leur téléphone.) C’est pourquoi aussi cette scénographie est mimétique. Les salles, en effet, sont comparées à des pavillons. Leur architecture et leur couleur tentent de mimer la thématique qu’elles développent. Il y a ainsi, par exemple, des colonnes pour la salle « Paris, capitale des arts »,  un second espace, plus intimiste, pour la salle « Paris la nuit », peinte en bleu, tandis que la salle « Paris en scène » est toute jaune. On notera que le scénographe assume complètement cette conception (voir son site, pumain.fr), qui fait montre d’un profond mépris pour l’intelligence des visiteurs. Certains pourtant se désespèrent de ce qu’il ne soit pas évident à tous que peindre des murs en jaune ou bleu est néfaste pour la perception des œuvres. Si on le voulait absolument, c’est d’elles-mêmes et de leur mise en relation que le thème d’un « Paris la nuit » devrait se dégager.

   Il suffit de prendre un exemple au hasard (fig. 3 ) pour constater l'absurdité de cette scénographie. Cette photographie pourrait illustrer un manuel d’apprenti commissaire dans le chapitre: "Les choses à ne pas faire". On y voit que le portrait d’Ambroise Vollard est impossible à regarder. Si l’on parvient devant cette toile, la subtilité de ses couleurs, subtilité dont les commissaires auraient bien fait de s’inspirer, est invisible sous les reflets de la vitre. Si, cependant, l’on persévère à l’admirer de près, on gêne les visiteurs qui regardent la peinture d’à côté (L’Espagnol de Paris). Mais si l’on se recule, on risque de heurter la peinture de Monet accrochée en face (tout autant invisible). Comment faire alors pour apercevoir l’ombre de ce qui est peut-être le chef d’œuvre des collections du Petit Palais ? Je l’avoue : la meilleure position c’est de s’adosser à l’une de ces colonnes d’une redondance sans appel qui s’imposent à la vue à la place des œuvres. Et voici l’os à ronger : constater la juxtaposition de cette peinture à une autre, très différente, et se dire ainsi que cette configuration correspond bien au texte de présentation de la salle dont l’ambition est de montrer la diversité des courants artistiques en 1900. Voilà comment un discours prend le pas, dans une exposition, sur la perception des œuvres.

A l’ombre du discours

   Cette logique de l’exposition conduit à occulter certains aspects essentiels de la « Belle Epoque ». D'abord, la plus ou moins grande misère dans laquelle une bonne partie de la population vivait, comme certains visiteurs en ont fait la remarque. Elle est pourtant présente dans les œuvres de quelques artistes, comme Pelez, Dalou, Bergès (avec plus d’ambiguïté) et quelques autres. Mais leur contenu a été rendu inaudible par le discours des thèmes de l’exposition. Parfois même, la scénographie reproduit spatialement et insidieusement les hiérarchies sociales de l’époque. Je pense à un document (Anonyme, « Les midinettes », Femina, 1901) relatant la vie des ouvrières des maisons de mode et de couture. Il est exposé dans une petite salle attenante à « La Parisienne » présentant surtout des robes de hautes coutures. Le cartel ne met pas en valeur leur condition de vie difficile pourtant décrite dans ce document.   

   L’empire colonial, qui s’étendait de l’Afrique à l’Extrême-Orient, était représenté lors de l’Exposition universelle de 1900. Certains de ses pavillons, sur la place du Trocadéro, avaient pour but d’y sensibiliser les Français. Cette Exposition, comme les autres d’ailleurs, présentait le colonisé comme absolument Autre et inférieur sur l’échelle de la civilisation et du progrès, légitimant ainsi la conquête coloniale. Les représentations de cet empire, constituant souvent le premier contact des Français avec d’autres cultures, convergent vers la mise en scène d’un monde édulcoré où les tensions à l’intérieur de l’empire sont annihilées. Elles présentent un univers pacifié et calme dans lequel les « indigènes » sont soumis car ayant compris le sens de la colonisation française et les bienfaits de sa « mission civilisatrice »[4]. Où se trouvent donc ces représentations dans Paris 1900 ? Dans la salle « Paris, vitrine du monde » il y en a deux. Encore n’y correspondent-elles pas vraiment, et la colonisation n’est pas mentionnée dans leur cartel (l’affiche de Le Petit Journal (1900) montrant tous les pavillons de l’Exposition, dont ceux des colonies, et les deux planches de photographies, souvenirs d’un anonyme, dont certaines montrent quelques-uns de ces « figurants » des pavillons coloniaux). C’est le cas par contre de la tapisserie de Rochegrosse, exposée dans la salle « Paris, Art nouveau », en bonne place. Le texte du cartel[5] qui accompagne cette œuvre, à juste titre et fort heureusement, a choqué plus d’un visiteur. Peut-on présenter aujourd'hui une telle œuvre sans même mentionner son caractère le plus frappant : le discours colonialiste – mot totalement absent de l’exposition, en dépit de la réalité historique – qu’elle exprime ?

    Sans doute est-ce la qualité d’un cartel d’être capable d’inscrire une œuvre dans son contexte intellectuel.L'auteur de la notice a raison lorsqu'il dit que cette tapisserie signifie « la mission civilisatrice de la France venue pacifier et éduquer les Noirs d’Afrique ». Mais encore faudrait-il qu’il marque une distance entre ce contexte et le nôtre. Pourtant, on n’en voit pas la moindre. Il n’y a d’ailleurs pas de guillemets pour ces nombreux termes pour le moins problématiques. Son  discours se confond ainsi avec le discours colonialiste de l’époque. Impression renforcée par la suite du texte. Il se poursuit par une analyse stylistique de cette œuvre, qui détourne le regardeur du discours qu’elle porte. A l’en croire, son intérêt serait une innocente modification des codes de représentation : d’une part, des éléments habituellement décoratifs dans les tapisseries sont ici agencés sur le mode de la figuration (sagaies, idoles, machine à vapeur, volute de fumée) ; d’autre part, « la bordure perd son caractère purement décoratif et la figure centrale, aplatie et stylisée, devient quasiment abstraite ». Une telle analyse passe à côté de l’essentiel de la composition. En fait, cette tapisserie est rigoureusement construite selon deux diagonales. La première, allant de l’angle supérieur gauche à l’angle inférieur droit, sépare le monde barbare du monde civilisé ; elle divise des hommes inégaux entre eux à cause de leur couleur de peau. Les têtes des Africains, notamment, sont sur cette ligne de démarcation. Ceux-ci, éblouis par la lumière, hésitent à avancer. Ils sont dans l’entre-deux qui sépare le monde barbare aux couleurs vives, dangereuses et impétueuses, du monde civilisé et industrialisé, où l’éclat des couleurs a été cassé par du blanc. La seconde, allant de l’angle supérieur droit à l’angle inférieur gauche, est matérialisée par une trouée de lumière. Elle trace le mouvement de la civilisation venant s’apposer sur les Africains. Ainsi, la bordure inférieure, qui certes perd son caractère décoratif, n’est pas innocente. Elle est peuplée par des singes criards et désordonnés, une sorte d’enfer de la barbarie. Ce n’est pas seulement par souci stylistique qu’ils y sont, c’est surtout parce qu’ils ont été repoussés hors de la composition centrale par la lumière aveuglante qu’apporte avec elle la femme-France (« la figue centrale », selon le cartel…). Par leur position accroupie, leurs gestes apeurés et incertains, et leur place dans la composition, les personnages noirs sont à mi-chemin entre les singes et les hommes blancs : entre animalité et humanité. On peut dire que cette composition résulte d’une conception raciste de l’évolution ; où le singe s’est progressivement transformé en homme noir puis en homme blanc ; où les sagaies, les idoles et les ustensiles en terre cuite ont été délaissés au profit de la machine à vapeur et de la Loi. Les colons, habillés d’un blanc immaculé, l’air simple et inoffensif, avec l’allégorie de la France, bienveillante dans sa posture d’ambassadrice, forment un groupe dont les lignes droites et verticales (civilisées) contrastent avec les lignes chaotiques et tourbillonnantes (sauvages) du reste de la composition. Le traitement plastique de la femme-France est en effet intéressant : on ne sait si sa robe est plus proche de l’habit des Africains ou de celui des colons. Mais il est tout à fait excessif de dire que par l’aplatissement et la stylisation de sa figure elle en « devient quasiment abstraite ». Un tel enthousiasme, étonnant, pourrait signifier une volonté déplacée de faire de cette tapisserie une œuvre pour ainsi dire pré avant-gardiste. Ce qui n’est pas du niveau de Rochegrosse[].

   Enfin le cartel se termine en affirmant que c’est seulement « pour son modernisme, l’éclat et la vivacité des coloris » que cette tapisserie fut appréciée lors de l’exposition universelle. Il est probable qu’elle fût appréciée pour sa beauté, après tout réelle, et sa proximité formelle avec l’Art Nouveau. Mais a-t-on le droit de présenter une analyse aussi formelle et aussi naïve d’une telle œuvre ? N’oublions pas que 1900, à cause notamment des idées néo-darwinistes essaimant toute l’Europe et de l’espoir d’une revanche sur l’Allemagne après l’humiliation de 1871, correspond au moment où il n’y avait plus grand monde en France pour s’opposer à la colonisation. Cette tapisserie, entendons la narration qu’elle met en œuvres et non pas simplement ses lignes et ses couleurs, ne pouvait ainsi que conforter cette acceptation, et proposer aux visiteurs, en écho aux pavillons coloniaux, une image complaisante d’eux-mêmes et méprisante à l’égard d’individus perçus comme Autres.     


[1] Les commissaires de l’exposition sont au nombre de quatre : Christophe Leribault, Gaëlle Rio, Alexandra Bosc et Dominique Lobstein

[2] http://www.petitpalais.paris.fr/fr/expositions/paris-1900-la-ville-spectacle-0 [consulté le 21/08/2014]

[3] Antoine Prost, Petite histoire de la France, Paris, Armand Colin, 2009, p. 29

[4] Ce paragraphe est une reprise de l’article de Sandrine Lemaire et Pascal Blanchard, « Exhibitions, expositions, médiatisation et colonies (1870-1914) », Culture coloniale en France, Paris, Edition autrement/CNRS édition, 2008, pp. 111-119.

[5] Je me limiterai ici à l’analyse du cartel, mais la notice du catalogue d’exposition, un peu plus longue, ne rajoute rien d’essentiel. Voir : Collectif, Paris 1900 : la ville spectacle, Paris, Paris-Musées, 2014

[6] Pour une vision d’ensemble de l’œuvre de Rochegrosse, peintre, il faut le dire, qui a su revenir plus tard sur ses idées colonialistes, voir :  Laurent Houssais, Georges-Antoine Rochegrosse, Les fastes de la décadence, Coédition Mare et Martin et musée Anne-de-Beaujeu, 2013.

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