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Billet de blog 2 janvier 2013

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Dans quel état laissons-nous l’Afghanistan ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En sonnant l’heure du retrait d’Afghanistan, la France devance le dispositif de l’Otan prévu en 2014. Et puisqu’il s’agit d’une promesse électorale du candidat François Hollande, les discours officiels se veulent rassurants : l’armée française quitte l’Afghanistan après avoir accompli son travail de formation et de sécurisation. Officiellement, le pays devrait donc prochainement et comme par magie passer du stade d’Etat miné par la violence, le narcotrafic et la corruption, au rang d’Etat stable et sécurisé. Les Américains sont d’ailleurs prêts pour cela à négocier avec les Taliban, chose impensable il y a encore quelques mois.

Cependant, une question s’impose : dans quel état laissons-nous ce pays et ses habitants ? La réalité dément toute tendance au sentiment de « mission accomplie », ce que confirment les rapports d’enquête publiés depuis plusieurs mois par des Organisations non-gouvernementales, médias spécialisés et centres de recherche.

Pour l’heure, le constat est que la population s’est depuis longtemps adaptée au joug de la guerre. Les raids de l’aviation, les blindés dans les rues, le bruit des tirs font partie du quotidien des Afghans. Lorsqu’un attentat éclate le matin à Kaboul et provoque des morts et des blessés, le quartier est évacué et bouclé, le temps de secourir les victimes, de transporter les corps… Quelques heures plus tard, il a retrouvé son animation habituelle. Ne restent que quelques traces de sang dans la poussière de la route et, çà et là, des objets en ferraille calcinés. Les petits marchands, les badauds, sont revenus. Pourquoi si vite ? Parce qu’il faut bien vivre, et trouver à acheter quelques oignons, des pommes de terre, un peu de pain à rapporter le soir à la maison. Tout simplement. 70 % de la population afghane souffre d’insuffisance alimentaire.

Comment ne pas reconnaître, plus de dix années après, que  l’initiative armée américaine pour se venger de l’affront du 11 septembre 2001, et qui s’est transformée au fil du temps en une vraie guerre « high tech », a créé l’effet inverse de ce qui était annoncé au départ ? Les mouvements radicaux et violents sont plus puissants que jamais[1], le vivier de volontaires ne tarit pas, l’insécurité est à son comble et la population civile dans un état sanitaire de plus en plus dégradé.

Les dizaines de milliers de bombes déversées sur le territoire depuis douze ans (missiles de croisière, bombes à air et fuel lourd, JDAM ou  Joint Direct Attack Munition), et les bombes à uranium appauvri de nouvelle génération ont ravagé et pollué le sol afghan.

Depuis quelques années, notamment à l’Institut pour enfants de Kaboul, on constate des cas de malformations du système nerveux en constante progression. Malformations de toutes sortes : du visage, du système digestif, urinaire, des membres… On observe une augmentation sans précédent de ces affections. De plus en plus d’enfants totalement déformés naissent sans yeux, sans cerveaux, sans membres. Les médecins de l’hôpital pédiatrique de Kaboul ont par exemple soigné trois enfants d’une même famille, deux filles et un garçon, porteurs d’une tumeur au cerveau. Les adultes, eux, sont touchés par des leucémies, et différents cancers qu’on ne voyait jamais avant et qui sont en constante progression.

Ces pathologies proviennent de différents facteurs, dont l’un pourrait être la contamination à l’uranium appauvri. Sont également à l’origine de ce type de malformations la malnutrition, le manque d’acide folique, la consanguinité, etc. Cependant, des travaux ont mis en cause les armements et munitions utilisés durant la guerre. Il est évident qu’en Afghanistan, une étude rigoureuse et une analyse exhaustive paraissent impossibles à réaliser pour l’instant, étant donnés les problèmes sécuritaires ; des recherches sur ce thème ont néanmoins été menées en Irak, et dressent un bilan alarmant. Si l’on peut faire le même constat en Afghanistan qu’en Irak, alors la catastrophe sanitaire serait de grande ampleur : une épidémie de cancers et de leucémies, une recrudescence des malformations génétiques monstrueuses…

Comment en sommes-nous arrivés là ? Les Soviétiques déjà, entre 1979 et 1989, s’étaient enlisés dans le bourbier afghan. Après qu’ils eurent battu en retraite, la guerre civile éclatait, opposant le gouvernement communiste du président Mohammad Najibullah aux différentes factions moudjahiddines dont beaucoup étaient soutenues par les Etats-Unis. Trois années plus tard, Najibullah démissionnait et les moudjahiddines, divisés selon des critères ethniques, religieux et régionaux, s’entredéchiraient dans une guerre civile ravageuse. En septembre 1996, les Taliban n’avaient aucun mal, face à une population anéantie par ces années de combats fratricides, à s’emparer du pouvoir à Kaboul où ils soumettaient la population à l’application d’une version draconienne de la Charia[2]. Quelques mois plus tard, le Pakistan, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis reconnaissaient le gouvernement des Taliban. En décembre 2001, ces derniers étaient chassés du pouvoir à la suite de l’intervention de l’Otan.

Devant ces faits, rapidement évoqués, impossible de ne pas se dire que, décidément, on oublie vite (sauf que les populations civiles, elles, n’oublient pas…[3]). Si les Soviétiques se sont enlisés en terre afghane voilà plus de trente ans, les Américains ont reproduit les mêmes erreurs, s’alliant un jour avec les uns, un autre jour avec les autres, selon leurs intérêts propres.

A la fin des années 1980, la politique soviétique avait pris un virage important, Mikhaïl Gorbatchev qualifiant même de « blessure sanglante »  la guerre d’Afghanistan. Les bouleversements politiques internes et les difficultés économiques ont aussi participé de la décision du retrait soviétique.

Pendant des années, pour contrer le pouvoir soviétique, les Etats-Unis n’ont pas hésité à armer les fondamentalistes religieux avant que ces derniers ne deviennent leur principal ennemi. Aujourd’hui, bien qu’ils annoncent leur prochain  départ, nul doute qu’ils maintiendront une présence en Afghanistan, parce que ce pays présente pour eux un intérêt stratégique fondamental : la proximité de l’Iran et de la Chine et le cœur de l’Asie centrale. Ils choisissent parallèlement la voie de la négociation avec les Taliban.

L’étape afghane marque un pas de plus dans l’échec de leur politique moyen-orientale et de leur ambition de remodelage du Grand Moyen-Orient. Ce plan (Great Middle-East Partnership Initiative), que Richard « Dick » Cheney avait présenté en janvier 2004 à Davos prétendait « aider les peuples à surmonter leur déficit de liberté et remporter la guerre globale contre le terrorisme ». Quelques années plus tard seulement, toute la situation de la région prouve l’incapacité américaine à faire progresser la démocratie et la stabilité dans cette partie du monde.

Cette volonté de remodeler cette région s’inspire de la fameuse « théorie des dominos » chère au courant néoconservateur américain. Prônant généralement une action armée en territoire étranger comme préalable à tout changement de régime (« regime change »), ce phénomène entraînerait supposément des bouleversements du même type chez les pays voisins, impliquant la mise à pied des régimes locaux (dès lors si possible inféodés aux desiderata étatsuniens…), et au final l’instauration d’un système démocratique en bonne et due forme.

En Irak, durant le mandat du président américain George Walker Bush (et ses fidèles conseillers Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz), l’application de cette théorie a consisté au démantèlement du Parti Baas (« débaassification »), mouvement socialiste et laïc fondé en Irak et en Syrie ; ce Parti dont était issu le dictateur Saddam Hussein constituait le socle de la société irakienne. Le problème est que sous l’égide de Paul Bremer, l’arrivée des troupes américaines en 2003 dans le « Pays des Deux Fleuves » a entraîné, outre la chute du Raïs, la suppression volontaire du Parti en question.

Du jour au lendemain, la population irakienne s’est donc retrouvée politiquement orpheline et dès lors administrée par le proconsul Paul Bremer, peu soucieux des aspirations de la société civile et, surtout, désireux de concrétiser coûte que coûte la stratégie américaine dans la région, en commençant par l’Irak, et si nécessaire au forceps. De pair avec ce flagrant manque de considération envers la population, l’intervention américaine, bien que favorablement accueillie au départ par nombre d’Irakiens lassés de la politique sanguinaire de Saddam Hussein[4], n’a toutefois pas tardé à rencontrer des difficultés majeures car à mille lieues des réalités locales[5] et dépourvue de vision à long-terme.

Si d’un côté cette intervention armée a en effet permis la désagrégation du régime autoritaire, elle a néanmoins, de l’autre, ravivé les divergences communautaires -Arabes, Kurdes- et confessionnelles -Chiites, Sunnites-, antagonismes qui se traduiront par de violents affrontements, dus notamment au soutien affiché par les Américains envers les Chiites[6], reprenant à rebours la position accordée alors aux Sunnites sous le régime de Saddam Hussein. Entre-temps aura lieu la désormais célèbre bataille de Falloudja, symbole du réveil insurrectionnel de la guérilla Arabe sunnite, et plus largement de l’expression du ressentiment envers l’occupation américaine. Un ressentiment instrumentalisé par les différentes milices prenant part au conflit et qui se verra en outre amplifié par les nombreuses victimes civiles douteusement qualifiées, en Irak comme ailleurs, de « dommages collatéraux ». L’intervention américaine a ainsi constitué l’étincelle d’une poudrière…

La question de l’entrée en guerre des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan n’est plus désormais de savoir si cela était « bien » ou « mal » puisque le but -déloger les Taliban- a été atteint dès 2001 ; c’est alors à un enlisement des troupes auquel nous avons assisté par la suite, situation qui interroge légitimement depuis plus de dix ans. Il s’agit dès lors d’analyser l’impact de tels conflits, autant pour l’image de la nation occupante, vite rattrapée puis dépassée par les réalités d’un pays dont elle ignore tout (par cécité volontaire ou inconscience), que pour les populations locales, tiraillées entre mouvements insurgés, autorités locales impuissantes, troupes militaires étrangères et sociétés de sécurité privées.

Aujourd’hui, la population américaine est lassée de cette guerre afghane qui lui a coûté cher, humainement et financièrement. Certes, l’approche de Barack Obama sur la situation afghane est un peu plus réfléchie que celle de son prédécesseur et la stratégie adoptée en « Af-Pak »[7] a permis de décimer les « têtes pensantes » d’Al Qaida. Mais le terroriste égyptien Ayman al-Zawahiri est toujours là. Et d’autres encore. 

De son côté, la population civile afghane a payé un trop lourd tribut à ces décennies de guerre. Que vont devenir les Afghans après le départ officiel des troupes ? Le général Gilles Fugier, chef d’état-major de l’ISAF en 2010, avait qualifié de réussite la mission d’une force d’intervention si celle-ci pouvait partir «  sans que tout s’écroule ». Un rapport d’International Crisis Group mentionne que, si la « communauté internationale » ne fait pas le nécessaire pour aider les autorités locales (police, armée, justice), déjà dépassées par le chaos régnant, et que si ces mêmes autorités n’ont pas la capacité de reprendre les rênes, alors le pays ne pourra se remettre à flot[8].

Une fois les troupes de l’Otan parties, dans quelle mesure en effet le gouvernement afghan pourra-t-il rester en place ?  Dans quelles conditions se dérouleront les élections de 2014, alors que la cohésion nationale afghane est profondément dégradée ?

Au terme d’une décennie d’efforts de reconstruction[9], sans élite politique fiable et avec, en toile de fond, la flambée de la corruption et du narcotrafic, l’avenir de l’Afghanistan et de son peuple est plus que jamais incertain.

Par Ahmad ASHRAF et Jérôme DIAZ*

*Ahmad ASHRAF  est neurochirurgien franco-afghan. Il exerce au CHU de Grenoble et intervient régulièrement en mission humanitaire en Afghanistan. Il a publié Nos luttes cachent des sanglots (Bayard, 2011) et La dévastation. Qu’avons-nous fait en Afghanistan ?(Bayard, 2012).

Jérôme DIAZ est journaliste indépendant.


[1]Lire « Au cœur des services spéciaux. La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers », Alain Chouet, Entretiens avec Jean Guisnel, La découverte, septembre 2011.

[2] Lire « Avec les Taliban, la charia plus le gazoduc », Olivier Roy, Le Monde diplomatique, novembre 1996.

[3] Voir l’entretien accordé par l’écrivain John le Carré en 2010 pour l’émission Democracy Now ! à l’occasion de la publication de son roman « Un traître à notre goût ».

[4] Principalement Arabes Chiites mais aussi Kurdes. Voir « L’Irak, de l’intérieur », entretien pour la revue Vacarme avec Loulouwa al-Rachid, réalisé en 2003 et consultable à cette adresse : http://www.vacarme.org/article444.html

[5]Ce que montre le long-métrage « Green Zone » de Paul Greengrass, adapté du récit du journaliste Rajiv Chandrasekaran.

[6] Dès leur « arrivée » sur le sol irakien et une fois le Parti Baas démantelé, les stratèges américains s’appuieront en effet sur la population Chiite, branche de l’Islam dont les partisans sont considérés par leurs rivaux (notamment Sunnites) comme des hérétiques ; ce soutien affiché par les Américains ne fera qu’accroître les tensions avec les populations locales.

[7] Expression de Richard Holbrooke, feu représentant spécial de Barack Obama pour l’Afghanistan et le Pakistan. L’expression n’a plus été utilisée officiellement par la diplomatie américaine, la chancellerie pakistanaise appréciant peu cette manière de l’impliquer dans le conflit.

[8]« Afghanistan: The Long, Hard Road to the 2014 Transition”, International Crisis Group, 8 octobre 2012. Voir également le rapport de l’Inspecteur Général pour la Reconstruction de l’Afghanistan : « SIGAR Audit 13-1 October 2012. Afghanistan National Security Forces Facilities : Concerns with Funding, Oversight and Sustainability for Operation and Maintenance”, http://www.sigar.mil/pdf/audits/2012-10-30audit-13-1.pdfhttp://www.sigar.mil/pdf/audits/2012-10-30audit-13-1.pdf

[9]Lire « Reconstructions nationales », Dominique Vidal, Le Monde diplomatique, ou « Irak, Afghanistan…quel sens pour la reconstruction ? », Jérôme Diaz, Chronique, Chaire Raoul-Dandurand, Université Québec A Montréal, août 2012.

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