Margin Call, ou près de deux heures racontant les premières heures, en 2009, ayant débouché sur la crise des « subprimes » (actifs boursiers sans aucune valeur mais vendus à des taux exorbitants, et dont les « vendeurs » se verront récompenser par des bonus tout aussi colossaux juste avant de laisser la clé sous la porte). A première vue, le synopsis n’a rien de très excitant et évoque dans le meilleur (ou le pire) des cas soit les débats rassemblant des « experts » très médiatiques (mais sans un gramme de pédagogie), soit la rubrique « Faits sociaux » des informations télévisées. Non merci, sans façon ! Et pourtant…
Nombre de documentaires (« Inside Job », par exemple) ont eu l’art et la manière de décrire clairement ce monde tout sauf clair : celui de la bourse et de la finance, doté de ses propres codes, où la conscience morale est reléguée à l’arrière-plan pour satisfaire les intérêts de quelques-uns au détriment d’une majorité d’autres. Analyse binaire ? Manichéenne ? Pas sûr. La formule est simple et connue : faire de l’argent…pour faire de l’argent. Un leitmotiv omniprésent dans la société américaine et dans l’univers capitaliste en général. Ce film n’a pas pour but de nous faire aimer ce modèle de société mais de nous y faire pénétrer pour mieux le décrire et le comprendre, et ce à un moment capital pour les crises que nous connaissons aujourd’hui. Le propre père du metteur en scène ayant travaillé durant des années au sein d’une grand banque, il a eu tout loisir d’observer ce milieu qu’il connaît, cela se sent, sur le bout des doigts.
Pourquoi voir ce film (réalisé par J.C. Chandor, illustre inconnu qui signe ici son premier film) ? Une distribution cinq étoiles avec quelques acteurs et actrices absents depuis quelque temps des écrans et revenant ici au « top » de leur forme (Kevin Spacey, Jeremy Irons, le « mentalist » Simon Baker, Demi Moore, Stanley Tucci, Paul Bettany et d’excellents seconds rôles), et, surtout, un film qui, comme l’a si bien résumé le journal en ligne Bakchich Info, « rend moins con »[1]. Tout est dit. Parce que les acteurs sont au diapason, chaque personnage, par ses regards, ses intonations (le « Souvenez-vous de cette journée... » de Kevin Spacey) nous fait ressentir une tension à couper au couteau tout au long du film. On gardera certainement à l’esprit le moment déclencheur du film : le plan face caméra du visage de ce jeune analyste planté devant son écran d’ordinateur et dont le visage blêmit à mesure qu’il prend conscience de l’énormité de ce qui se dessine (au sens propre comme au figuré) devant ses yeux. Un plan, une image qui résument tout. On est heureux de retrouver Kevin Spacey dans le rôle du petit chef de la Firme, percevant le cataclysme sur le point de se produire mais se sentant dépassé, voire écrasé, par une situation qui lui échappe. C’est certainement son personnage qui montre au mieux le poids (physique, psychologique) d’une situation devenant intenable pour lui et son équipe.
Alors qu’on pourrait s’attendre (ce qui expliquerait une injuste et très maigre distribution dans les salles françaises, qui plus est en version originale…) à un film ennuyeux, affublé d’un jargon parfaitement incompréhensible au commun des mortels, le film fait tout, justement, pour ne pas laisser le spectateur dans le brouillard, certains personnages tel le « boss » de la firme (joué par l’excellent Jeremy Irons) allant même jusqu’à demander en « réunion de crise » à un analyste de lui expliquer clairement le problème en lui parlant comme s’il était « un enfant ou un labrador » ! D’autres répliques valent également le détour en ce qu’elles saisissent chez les personnages une absence totale de connexion avec la réalité ou, pire, de mépris de celle-ci (« J’emmerde les gens normaux », lâche crûment le personnage interprété par Paul Bettany), propos parfaitement symptomatiques d’un univers au sein duquel les notions de conscience, de partage (et même la moindre parcelle d’humanité) laissent la place au Triomphe de la cupidité, pour reprendre le titre de l’ouvrage du Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz.
J.C. Chandor raconte et décrit par le menu un monde bien réel et cruel où l’argent est à la fois tout (avoir tout ce dont on n’a pas besoin, et même beaucoup plus) et rien (le monde virtuel de la bourse), l’Alpha et l’Oméga d’une existence fantasmée par l’illusion de la puissance et aux conséquences dramatiques pour des millions de « gens normaux », ceux que le personnage de Paul Bettany « emmerde ». Faire de l’argent pour faire encore plus d’argent, sans se soucier du reste. Des questions « capitales » (sans mauvais jeu de mots…) auxquelles ce film répond en permettant de comprendre les origines d’une pandémie, tout en s’interrogeant sur les défaillances graves d’un système. C’est dire s’il mérite d’être vu.
Jérôme Diaz
[1] http://www.bakchich.info/medias/2012/05/01/margin-call-la-nuit-de-la-fin-du-monde-61335
Jérôme Diaz