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Billet de blog 16 juin 2012

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« Ce que signifie la lutte du pouvoir en Syrie »

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

N.B. Le texte ci-dessous est la traduction personnelle d’un entretien réalisé le 4 juin 2012 et publié sur le site du Concil on Foreign Relations (www.cfr.org).[1]

Interviewé: Vali R. Nasr, Johns Hopkins School of Advanced International Studies

Interviewer: Bernard Gwertzman, CFR.org

Tandis que certains décrivent le soulèvement en Syrie comme une lutte pour la démocratie contre un régime autoritaire, le spécialiste de politique islamique Vali Nasr répond que cela concerne davantage « les implications d’une redistribution du pouvoir entre les communautés en Syrie ». Le combat en Syrie se situe entre la majorité de la population Sunnite et le régime minoritaire Chiite (Alaouite), ce dernier étant aussi soutenu par d’autres minorités, affirme Vali Nasr, comparant la situation à celle en Irak où les Sunnites, exclus du pouvoir, ont combattu la majorité Chiite jusqu’à ce que les forces américaines interviennent et garantissent un certain pouvoir aux Sunnites. Nasr prévoit une continuation des combats, et peut-être une guerre civile ouverte, à moins que la communauté internationale ne parvienne à s’accorder sur « un plan pour un transfert ordonné du pouvoir d’une minorité vers la majorité ».

Est-ce que le conflit continu en Syrie est un combat entre un régime autoritaire et des partisans de la démocratie ? Ou est-ce plus compliqué, en raison des divisions communautaires au sein du pays ?

Le soulèvement en Syrie est inspiré de la même série de problèmes qui ont fait émerger des mouvements de protestation en Tunisie, en Egypte, en Libye. Les Syriens ont observé ces mouvements sur Al-Jazeera, les ont suivi sur Facebook, et ont été inspirés par ceux-ci. La façon dont le régime syrien a pris en main les tous premiers soubresauts à Deraa n’a fait qu’ajouter de l’huile sur le feu et a continué dans cette voie. Il n’y a aucun doute que le soulèvement en Syrie est animé par une longue et profonde frustration envers la manière dont le régime du Président Bachar el-Assad a monopolisé et exercé le pouvoir.

Mais le régime Assad n’est pas un simple régime autoritaire. C’est un système qui a permis à une minorité de se maintenir au pouvoir au détriment d’une majorité de la population. Par conséquent tout changement dans la structure du régime implique une redistribution du pouvoir des Alaouites et de leurs alliés parmi les Chrétiens, la bourgeoisie Sunnite, et les Druzes, vers la majorité de la population qui est Sunnite. Ce serait une perte immense pour ceux qui sont en position de gouverner, autant que le fut le transfert du pouvoir en Irak des Sunnites vers les Chiites a signifié une perte énorme pour la communauté Sunnite. Et maintenant qu’il y a eu un tel bain de sang en Syrie, il y a une peur palpable de reprise de ces tensions si les minorités abandonnent le pouvoir au profit des communautés majoritaires. Le combat concerne bien plus les implications quant à une redistribution du pouvoir entre les communautés en Syrie qu’il ne concerne le constitutionnalisme et la démocratie.

L’Armée Syrienne Libre (ASL) -telle que cette force de guérilla se nomme elle-même- est-elle constituée de Sunnites ?

Les discussions aux Etats-Unis sont encore constamment axées sur la question de la passation du régime d’autoritarisme à démocratie, mais les Etats-Unis n’ont pas vraiment de stratégie pour ce qui est de remédier aux questions communautaires dans la région.

Oui, [L’ASL, Armée Syrienne Libre] a été fondée par et est constituée de Sunnites. On peut toujours trouver quelques cas ici ou là d’Alaouites participant à l’ASL, tout comme de l’autre côté des Sunnites continuent de soutenir le régime Assad. Il existe une bourgeoisie Sunnite ; certains membres du Parti Ba’as[2] sont également Sunnites. Mais de façon générale, l’opposition s’appuie davantage sur la majorité sunnite. Le régime repose en grande partie sur les Alaouites, puis il reçoit un soutien tacite ou actif des Kurdes, Druzes, des Chrétiens, ainsi que d’éléments de la Communauté Sunnite. Il y a donc des zones grises, oui, il y a des croisements et des chevauchements, mais généralement l’opposition au régime Assad et le soutien à ce régime ont clairement des identités communautaires et ethniques qui lui sont associées.

L’Iran est le plus grand pays Chiite et l’Arabie Saudite est un pays à majorité sunnite. Est-ce que ceci est en train de devenir un test pour les destins des Iraniens et des Sunnites Arabes concernant la Syrie ?

Si vous regardez la région, en Irak les chiites constituaient une majorité qui n’était pas au pouvoir, l’invasion américaine leur a permis d’y accéder. A Bahreïn, les chiites sont la majorité ; ils voulaient se servir du printemps arabe pour redistribuer le pouvoir ; et ils n’y sont pas parvenus. Au Liban, les chiites sont plus nombreux que leur présence au pouvoir ne le laisse voir. La Syrie est le seul pays où l’on a un scénario inverse : la majorité est sunnite et le gouvernement est une branche/dissidence du Chiisme soutenu par l’Iran. Pour l’Arabie Saoudite et beaucoup de sunnites dans la région, cela a une énorme importance symbolique.

Derrière cette question il y a l’intense rivalité régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Par ailleurs, la Syrie n’est pas une récompense en soi ; c’est aussi un pont vers le Liban, où l’Iran et l’Arabie Saoudite ont soutenu différents mouvements. Le mouvement du « 14 mars » est celui de l’Arabie Saoudite et le celui du « 8 mars » de l’Iran. Par conséquent un changement de pouvoir en Syrie aurait également des implications pour le Liban.

Que devraient faire les Etats-Unis ? Sont-ils conscients de toutes ces subtiles différences dans le cas présent ?

Les Etats-Unis sont tout à fait conscients que la situation en Syrie est extrêmement compliquée et constituera une question épineuse si le régime s’en va, précisément parce qu’il n’y a que peu d’appareils institutionnels en Syrie pour un transfert ordonné du pouvoir. Quand vous avez des minorités et des majorités essayent de recalibrer leur pouvoi, tel qu’on l’a vu en Irak, il n’y pas de chemin direct. Par conséquent, la Syrie n’est pas seulement une question concernant la démocratie –cela concerne véritablement la gestion et la redistribution du pouvoir ethnique et sectaire. Et les Etats-Unis comprennent que cela est très difficile.

Mais la Syrie n’est pas le seul problème de ce type auquel les Etats-Unis doivent faire face. Bahreïn a aussi affronté un soulèvement démocratique, mais cela a vite tourné court et donné lieu à un conflit communautaire. Le Liban et l’Irak ont encore d’énormes problèmes communautaires que les Etats-Unis auraient à contenir si ces pays devaient aussi connaître le chemin de la contestation.

Les Etats-Unis se trouvent eux-mêmes aux antipodes avec l’Iran sur la question du nucléaire. Ils soutiennent l’opposition en Syrie, mais ils sont beaucoup plus circonspects en ce qui concerne Bahreïn et l’Irak, où l’on a clairement une tonalité communautaire.

Est-ce que les Sunnites Irakiens sont activement impliqués dans le soutien au soulèvement en Syrie ?

Oui. Ils sont également impliqués dans les attaques à l’encontre de leur propre gouvernement. Par exemple, un attentat aujourd’hui [4 juin] à Bagdad a tué 18 personnes près d’une mosquée Chiite. Il y a la série d’attentats-suicide qui s’est produite, et de l’autre côté le Premier Ministre Nouri al-Maliki tente de subtiliser leur pouvoir aux Sunnites. Tout cela indique clairement  qu’une lutte confessionnelle a lieu aussi en Irak. Les Chiites en Irak entretiennent de bonnes relations avec Assad, les Sunnites d’Irak font de même avec l’opposition et l’ont soutenue.

Que se passerait-il si Assad venait à abandonner ?

Cela dépend de la façon dont il abandonne. Il est possible d’avoir un certain niveau de stabilité, et de ne pas finir avec un scénario du pire, celui d’une guerre civile. Mais doit être prévue une façon de déléguer le pouvoir envers une majorité Sunnite. Un peu comme ce qui s’est passé à Bahreïn. En d’autres termes, être à même de résister à un mouvement démocratique et maintenir en place la structure communautaire du pouvoir.

Le départ de Assad ne ferait que déplacer la figure du régime en place. Cela n’ouvrira pas immédiatement la porte à un environnement largement démocratique en Syrie, dans lequel Alaouites et Sunnites seront heureux et avec la tenue d’élections.

L’autre possibilité est que Assad parte, dès lors vous auriez le début d’une guerre civile majeure en Syrie qui pourrait durer plusieurs années. Cela polariserait le Moyen-Orient plus qu’il ne l’est déjà actuellement, avec des Chiites en relation avec le gouvernement et des Sunnites avec l’opposition. On le voit déjà dans la région. Une majorité de Chiites ne voient pas la Syrie comme un problème ; Bahreïn est le problème et les attentats-suicide en Irak le sont également. Tandis que la majorité des Sunnites pensent que Bahreïn n’est pas le problème et que la Syrie en est un. Cela va s’accentuer dès lors qu’il y aura une guerre ouverte en Syrie.

Quelles sont vos prévisions ?

Ce n’est pas un atterrissage en douceur pour la Syrie, en grande partie parce que le problème en Syrie concerne la redistribution du pouvoir. Déjà, les Alaouites, en particulier le régime Assad, ont décidé de résister à un tel changement. Il est évident que cela ne se fera pas pacifiquement à moins d’une intervention internationale massive à l’intérieur de la Syrie pour empêcher un bain de sang. Je fais ici allusion à ce qu’a fait le Général David Petraeus à Bagdad avec le « troop surge » [envoi d’un nombre supplémentaire de troupes sur le terrain]. Il a mis tellement de troupes américaines sur le terrain à Bagdad que cela a mis fin à la guerre confessionnelle. Puis les Etats-Unis ont procédé à l’assistance, de manière ordonnée, à la création de zones délimitées pour Chiites et Sunnites à Bagdad. Et le nombre de troupes au sol à forcé les Irakiens à arrêter les combats.

Donc si aucune intervention internationale n’est prévue, cela peut continuer pour toujours.

Soit Assad survit grâce à un mélange de compromission et de brutalité –ce qui préservera le régime seulement pour une courte période de temps, car au final, comme je l’ai dit, un régime minoritaire ne peut tenir  si la majorité n’accepte pas cette mainmise du régime au pouvoir- soit la Syrie ira au travers d’une sanglante guerre civile dans laquelle il peut se briser ou traverser cette guerre, la distribution du pouvoir étant décidée en dernier.

L’avenir est donc sans grand espoir.

Non. Même si Assad avait un avion et quittait le pouvoir demain, la question plus large de la Syrie ne serait pas encore résolue. Son départ ne ferait que déplacer la tête du régime en place et ne répondrait pas à la question fondamentale relative à la redistribution du pouvoir. Comme on le sait, les Sunnites demandent à diriger le pays car ils sont majoritaires. Les Alaouites ne sont pas prêts à accepter cela. Le départ d’Assad ne va pas résoudre cette équation, même si ce serait une étape pour convaincre les Alaouites que le jeu est terminé.

Vous avez toujours besoin de la communauté internationale pour vous accorder sur un plan en faveur d’un transfert du pouvoir. La première question que les Alaouites poseront sera de savoir qui les protègera dans une Syrie dirigée par des Sunnites. En Irak, la réponse, au moment de l’augmentation du nombre de troupes, fut apportée par les troupes américaines qui s’en sont chargées. La communauté internationale répète « Assad doit partir », « Assad doit partir », mais les Alaouites diront, « S’il part, si nous abandonnons le pouvoir, que nous arrivera-t’il ? ». Parce qu’il n’y a pas de réponse satisfaisante à apporter, ils n’abandonneront pas le pouvoir.


[1] Version originale de l’entretien ici : http://www.cfr.org/syria/syrias-power-struggle-means/p28432

[2] Parti politique créé dans les années 1960 en Irak et en Syrie.

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