« La route filait, lisse, nette, quatre mètres trente de large exactement, les bords coupés comme au ciseau, ruban de ciment gris déroulé à travers la vallée par une main géante. Le sol ondulait en longues vagues : une lente montée, puis un plongeon soudain. […] Sur les côtés déferlait en sifflant l’âpre vent du matin, orage de mouvements qui vibrait et grondait en des harmoniques aux incessantes variations. »
La « route », celle de Kerouac, Norman Mailer, Cormac McCarthy, « Thelma et Louise »… Voici « Pétrole ! », chef d’œuvre de 1927 adapté au cinéma en 2008 (« There Will Be Blood »), ou les aventures du magnat de l’or noir J. Arnold Ross et de son fils Bunny, aux premières lueurs du vingtième siècle, dans la foulée des pionniers. Pétrole, affaires, finance : questions (géo)politiques d’une brûlante actualité pour un roman méconnu qui, malgré ses 86 ans au compteur, a conservé toute sa modernité.
Chronique mordante et palpitante, « Pétrole ! » parle puritanisme, religion, toute-puissance, justice, guerre, cinéma (« Grâce au cinéma, le monde s’unifie, c’est-à-dire qu’il s’américanise »), politique (« Tous les pétroliers achetaient le gouvernement, tous les gros hommes d’affaires le faisaient, aussi bien avant qu’après les élections »), syndicalisme, privilèges des élites, éducation, mensonge, traitement de l’information (« ils ne laissent jamais passer une information qui puisse être une attaque ou une injure contre n’importe quel intérêt d’affaires »), amitié, amour, police routière (« Eh oui, ce doit être une chose terrible que d’être « agent de la vitesse » et d’avoir pour ennemi tout le genre humain ! »), juifs (« C’était déjà bien assez dur pour une juive et, qui plus est, une juive de la classe ouvrière, de se faire une situation dans les carrières libérales, sans y ajouter encore le handicap du socialisme. »), révoltes populaires (« Comment un soulèvement des masses avait-il une chance de réussir dans une Amérique où les employeurs étaient en possession de toutes les armes et de tous les moyens de communication ? »)…
Politically incorrect et jubilatoire, voilà bien le « grand roman » d’une Amérique qu’on adore détester et qu’« American Beauty », le déglingué mais jouissif « God Bless America », le cultissime « Fight Club » ou le récent « Lone Ranger » ont génialement filmée.
« Oui, quand vous passiez par là, assis dans une confortable voiture, vous pouviez vous imaginer au pays des fées. Il vous fallait vous souvenir qu’une armée d’hommes y travaillait, peinant dur, par relèves de douze heures par jour, au risque d’y laisser leur vie ou un membre. […] Alors, votre pays de féérie se transformait en un abattoir où le plus grand nombre était haché en chair à saucisse pour le déjeuner de quelques-uns. »
Fiction et réalité y évoluent de concert : grève des ouvriers ; coup de semonce de la Grande Guerre ; convictions politiques ébranlées par les atrocités guerrières… Et le jeune Bunny, qui grandit et découvre la vie, l’amour, se frotte aux vissicitudes de l’existence, s’éloigne d’un tout-puissant paternel…
« Etait-il possible qu’on laissât des hommes continuer de conduire les affaires comme Papa l’avait fait ? Une civilisation où l’on pouvait acheter un gouvernement pouvait-elle subsister ? Non, répondait Bunny. Alors, il aurait dû essayer avec plus d’insistance, plus d’affection aussi, de persuader son père de s’arrêter ! Mais à quel moment ? »
… père vieillissant et à mille lieues d’une guerre dont il saisit peu de choses, si ce n’est qu’elle lui est très profitable… « C’était très joli de faire des discours, mais, après tout, ce qui contribuait à gagner la guerre, c’étaient les balles et les obus, et pour les apporter sur les champs de bataille, il était nécessaire de les transporter. […] La seule chose qui le tracassait était de ne pouvoir signer trois fois plus de contrats et forer trois fois plus de puits. »
… copieuse boucherie ne trouvant plus commode que de s’incruster au beau milieu d’un conflit entre ouvriers et exploitants…
« Pour les exploitants pétroliers, il semblait des plus antipatriotique de la part des ouvriers de demander pendant cette crise la journée de huit heures et une augmentation de salaire. Comment ? alors que le pays se préparait à se défendre et allait avoir plus que jamais besoin de pétrole ! […] »
Pétrole = affaires = argent : parfaite équation de la réussite sauce Yankee, véritable « Wall Street pour les Nuls » et principe quasi biblique des « banksters » pour (continuer à) jouer avec les deniers d’autrui…
« […] c’était le résultat du système de la Federal Reserve, une invention des grosses banques de Wall Street, un soi-disant office gouvernemental, mais qui, en réalité, était tout simplement un comité de banquiers ayant le pouvoir d’émettre en temps de crise du papier-monnaie en quantité illimitée. Cet argent était versé aux grosses banques qui, à leur tour, le prêtaient aux grosses industries dont elles dépendaient et dont elles devaient défendre les intérêts. Aussi, chaque fois qu’une panique se produisait, les gros étaient couverts et les petits faisaient la culbute. »
Corrosif, hilarant, superbement écrit pour embrasser vingt années d’Histoire sans jamais noyer le lecteur, le prenant parfois même à témoin (« vous voyez », « vous comprenez »), on ne peut que se poser la question du pourquoi du comment de l’absence d’une telle « tuerie » littéraire du moindre programme éducatif digne de ce nom.
Et là, l’argument du manque de moyens tient difficilement la « route »…