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Billet de blog 19 décembre 2013

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« The Immigrant » : mais qu’est-il donc arrivé à James Gray ?

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Au cinéaste newyorkais James Gray, l’on doit quelques chefs-d’œuvre : « Little Odessa » en 1994 avec Edward Furlong en petit frère et Tim Roth en grand frère sur fond de mafia ukrainienne, « The Yards » en 2000 avec l’inégalable James Caan en dirigeant d’une entreprise familiale corrompue jusqu’à la moelle, puis en 2007  « La nuit nous appartient » et l’année suivante le magnifique « Two Lovers ».

Pendant des années et dans tous ses films, James Gray nous a ainsi régalés avec du cinéma de très très haute volée, filmant sa ville, New-York, ses habitants et ses mafieux comme un requiem de Mozart, le côté shakespearien de la tragédie familiale en plus. En somme : une pointure.

Hélas, pour la première fois en vingt ans avec « The Immigrant », le cinéaste redescend brutalement des cieux auxquels il hissait ses films et avoisine même la série B…

Rappels de quelques-uns de ses films, rares mais majeurs…

Dans « La nuit nous appartient » (« We Own The Night »), grand film noir, s’affrontent Joaquin Phoenix, Eva Mendes, Mark Wahlberg et l’immense Robert Duvall (« Colors », « Thank you for smoking ») dans le New York fin des années 1980. Ce dernier, Duvall, en policier légendaire et patriarche digne de ce nom, y fait son possible pour maintenir à flot le navire familial et assurer la sécurité de sa famille, en particulier les tensions entre ses deux fils, l’un flic et enfant prodige (Mark Wahlberg), l’autre propriétaire d’une boîte de nuit et « mouton noir » de la fratrie (Joaquin Phoenix), lequel se trouvera rapidement le « cul entre deux chaises » à devoir choisir entre la prospérité de sa boîte et la survie de sa famille. Une descente de police du fils préféré chez le second, à la tête de ladite boîte où se trament des choses pas très catholiques, ne fera rien pour apaiser les tensions…

On retient de ce long-métrage des scènes mémorables comme cette course-poursuite en voiture filmée de main de maître par temps pourri, image bleutée et glaciale (http://www.dailymotion.com/video/xe1p4m_we-own-the-night-la-nuit-nous-appar_shortfilms). Ou encore la superbe scène du terrible lavage de linge sale en famille sous forme d’exécution publique près d’un champ de maïs, le tout filmé avec une maestria digne d’un Terrence Malick en grande forme (« La Ligne rouge ») et porté au diapason grâce à une musique de toute beauté, transcendant le film en opéra (http://www.youtube.com/watch?v=BNtTm1hlEHY).

On sortait brassé de ce splendide film noir, grâce à un Joaquin Phoenix sidérant de justesse et à une interprétation générale, comme souvent chez James Gray, de très haute tenue.

Même chose dans « Two Lovers », romance par excellence, où Joaquin Phoenix, encore, épatant en photographe timide, tentait de se suicider dès les premières minutes du film avant de s’amouracher d’une femme rencontrée par hasard dans son immeuble (Gwyneth Paltrow) tout en devant respecter la coutume familiale l’« obligeant » à en aimer une autre (Vinessa Shaw) pour ne pas froisser les desseins de son paternel. Là aussi la patte de Gray faisait mouche, tant par son regard sur la société new-yorkaise que sa manière de filmer les tourments, violents, contradictoires, de ses personnages.

En outre, les dernières minutes du long-métrage, poignantes et « simplement » grâce à des jeux de regards des protagonistes (celui, magnifiquement filmé, qu’échange le personnage de J. Phoenix avec sa mère) sont à elles seules la preuve que Phoenix est un immense acteur.

Et depuis ?

Depuis, Gray a co-scénarisé « Blood Ties » de Guillaume Canet (que l’auteur de ces lignes n’a volontairement pas vu…[1]) et réalisé le tout récent « The Immigrant ».

Pour raconter ce dernier, le réalisateur a puisé dans son histoire personnelle afin de plonger le spectateur dans l’Amérique de 1921 et suivre le tumultueux périple d’Ewa (Marion Cotillard, également dans « Blood Ties »), jeune immigrée polonaise arrivant avec sa sœur à Ellis Island, fameux point d’arrivée de tous les étrangers désireux comme elles de construire une vie meilleure dans cette Amérique aux « rues pavées d’or », comme l’écrit Dennis Lehane dans son magistral roman « Un pays à l’aube ».

Problème : ainsi que le constatent les agents de l’immigration, la sœur en question a la tuberculose et ne peut franchir le cap suivant, à savoir devenir citoyenne américaine. Direction la quarantaine au sein de l’hôpital. Ewa (Cotillard) est dès lors livrée à elle-même, apprenant en outre que l’adresse qui lui avait été donnée en guise de point de chute, à savoir un oncle et une tante vivant à New York, est inexistante. Pas de bol. C’est à ce moment-là qu’elle croise le chemin de Bruno (Joaquin Phoenix), responsable d’un cabaret, à qui elle demande de l’aide. Ce qu’il accepte, en échange de…

On n’en dira pas plus, autant pour ne pas dévoiler tout le reste de l’histoire… que parce que le film aurait très bien pu se limiter à cela vu le traitement infligé après cette première demi-heure.

Sujet pourtant prometteur et passionnant : l’arrivée d’une immigrante en Amérique au début du XXe siècle. Immigration, rêve américain, difficultés pour les étrangers de s’intégrer, regard acéré sur les travers de la société américaine: tous les ingrédients a priori pour une histoire prenante et émouvante. Dirigé par un James Gray qui transforme habituellement en or ses histoires sur grand écran, le film aurait facilement pu soit égaler la puissance émotionnelle de ses précédents films, soit côtoyer « Il était une fois en Amérique » de Sergio Leone, « Golden Door » d’Emmanuele Crialese, ou encore la série « Boardwalk Empire » propulsant le spectateur dans l’Atlantic City d’après Première Guerre mondiale[2].

Bref, l’idéal… que le réalisateur ne côtoie jamais.

La première demi-heure, elle, est plutôt réussie dans la reconstitution historique : l’enceinte d’Ellis Island, sa multitude de passagers aux regards apeurés et craintifs, l’attente interminable et stressante pour les formalités administratives... Sauf que cette partie est trop rapidement évacuée. Et après ? Après, c’est simple, James Gray semble avoir oublié tout ce qui faisait la qualité de ses long-métrages, probablement écrasé qu’il est par son sujet, prisonnier d’une h(H)istoire trop étriquée pour émouvoir et jamais assez crédible pour vraiment susciter de l’intérêt.

Doté d’une mise en scène digne d’un mauvais téléfilm (« Plus belle la vie » par exemple…), Gray passe complètement à côté de son sujet avec, côté « tèchenique », une photographie jaunâtre si écrasante et des couleurs si criardes et kitchs qu’on se demande si les techniciens n’ont pas été priés de garder constamment un doigt sur le bouton « couleurs passées », histoire de faire comprendre qu’on est bel et bien devant un « film historique ». Sauf que sur ce coup-là, Gray n’a peut-être pas intégré le fait qu’il est parfaitement possible de filmer le « Passé » sans recourir à ces filtres. Ou alors en le faisant habilement et, surtout, sans ôter toute l’émotion censée irriguer l’histoire, comme en témoigne entre autres « La chambre des officiers » où ce procédé fonctionne parfaitement.

Mais là, ça ne passe pas.

Côté scénario, les péripéties se succèdent au gré de scènes si téléphonées et invraisemblables (celle, très mal jouée par Marion Cotillard, de la bagarre entre Bruno et son cousin joué par Jeremy Renner, mille fois meilleur dans « The Town ») qu’on est presque obligé de se pincer pour se rappeler que c’est bien James Gray, oui ce James Gray-là, celui entre autres de « La nuit nous appartient » et de « Two Lovers », qui est derrière la caméra à diriger et à nous infliger ce mélo à l’eau de rose.

Quant aux acteurs, à peu près aussi mal à l’aise que la caméra qui les suit dans des décors parfois plus proches du carton-pâte que d’une peinture de l’époque pleine de vie et de grâce, ils font ce qu’ils peuvent pour donner un peu de poids et de chair à cette romance qui n’en a que le nom, la faute à un réalisateur à côté de ses pompes dans ce « Two Lovers » du pauvre.

Une histoire qui démarrait donc plutôt bien mais qui s’enlise à cause d’une réalisation foireuse, bien trop classique, lisse, pataude et académique pour apporter un zeste de profondeur et faire jaillir des bribes d’émotion, à quoi s’ajoutent des acteurs mal dirigés au service d’une intrigue sans âme dont tous les défauts font qu’on finit par s’en désintéresser complètement.

Et même par moments… à s’emmerder ferme.

Une immense déception.

Mais où est donc passé le « vrai » James Gray ?

Jérôme Diaz


[1] « Blood… » qui n’est autre que le « remake «  du film « Les liens du sang » de Jacques Maillot dans lequel Guillaume Canet interprétait le fils policier, et François Cluzet son grand frère truand. Canet a donc recopié le scénario initial –qui avait Lyon pour cadre- et l’a transposé à la même période (fin des années 1970) à New York, en s’adjoignant James Gray comme coscénariste et en confiant les rôles principaux à Clive Owen (grand frère truand) et à Billy Crudup (jeune frère flic)

[2] Série produite par rien moins que Martin Scorsese et Mark Wahlberg, et diffusée par la chaîne américaine HBO, machine à pondre des chefs-d’œuvre (« The Wire » notamment). A noter que Dennis Lehane, -auteur d’ « Ils vivent la nuit » se déroulant à Boston durant la Prohibition- et George P. Pelecanos ont rejoint l’équipe de la série au cours de la 4e saison et participé à l’écriture de certains épisodes, comme ils l’avaient fait pour « The Wire ».

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