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Billet de blog 25 octobre 2013

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Don Winslow, la « guerre contre la drogue » revue et corrigée

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Vous suivez la drogue, vous trouvez des consommateurs et des dealers ; mais si vous commencez à suivre le fric, là vous ne savez pas où ça va vous emmener... »

« Sur Ecoute » (“The Wire”), Saison 1, Episode 9

« Ils insistent: le règlement doit être absolument indétectable, sans possibilité de remonter à la source, et la seule façon de procéder est un échange de liquide de la main à la main.»

« La griffe du chien »

 « Un foirage dans les grandes largeurs » : pleins de sagesse, ces mots de « La griffe du chien » résument bien le bilan de Don Winslow dans ce shakespearien polar-fleuve sur la « guerre contre la drogue » menée par les Etats-Unis avec leur voisin mexicain. Etat des lieux d’où l’Oncle Sam ne sort pas particulièrement grandi, preuve que les States peuvent aussi se regarder dans un miroir sans nous prendre pour des demeurés.

Scène d’ouverture, aussi réchauffante qu’un Miko en plein hiver : une scène de crime qui n’a rien à envier à « Kill Bill ». « Noir c’est noir »…

« Dix-neuf cadavres.

Dix-neuf victimes à porter à l’actif de la Guerre contre la Drogue, se dit Art.

Après quatorze années en compagnie de Adan Barrera, le spectacle des cadavres lui est devenu familier – il en a vu beaucoup. Mais pas dix-neuf d’un coup. Pas des femmes, des enfants, des bébés. Pas ça. »

Corruption, politique mafieuse appliquée à la lettre (« De l’argent pour rien. Juste pour tourner la tête de l’autre côté, être ailleurs, ne pas voir le mal, ne pas entendre le mal, ne pas dire le mal »), basses œuvres, tueries intestines, blanchiment d’argent (très) sale… tout y passe, tout est disséqué au scalpel, sans parental advisory. Il a fallu cinq ans à Winslow pour pondre cette histoire, véritable écho à l’inégalable série « The Wire »: Art Keller, agent de la DEA à la poursuite des frères mexicains Adan et Raul Barrera et de leur oncle « Tio », qui font la loi comme ils l’entendent. Et bâtissent leur fortune provenant du trafic de drogue sur le sang de quiconque se met en travers de leur chemin, utilisant leurs « sicarios » (tueurs) si nécessaire…

            « Adan ne se mêle jamais de ces choses peu reluisantes.

C’est un homme d’affaires ; pour lui, c’est de l’import/export : on exporte les drogues, on importe l’argent. Mais cet argent, on ne peut pas le laisser dormir, c’est là le problème. […] Adan peut légitimer une certaine quantité par le biais de ses restaurants, mais cinq restaurants ne manipulent pas des millions de dollars, aussi est-il constamment en quête de systèmes de blanchiment. »

Don Quichotte affrontant les moulins à vent de la drogue, Keller, ancien de la CIA et du Viêtnam, s’acharne avec ses collègues à mettre à genoux la fratrie Barrera pour tenter d’endiguer ce fléau…

« Mais l’avion est là, devant ses yeux, bourré de cocaïne jusqu’à la gueule. Aussi vrai que l’épidémie de crack qui cause tant de mal dans les ghettos américains. Donc, je sais que vous y arrivez, songe-t-il en regardant l’avion. C’est juste que je ne sais pas comment vous y arrivez.

Mais je vais finir par trouver.

Et ensuite, je vais le prouver. »

… pactise avec le Diable pour mieux le faire tomber et se fait enguirlander par ses supérieurs, sourds et aveugles aux absurdités d’une guerre perdue d’avance et aux « dommages collatéraux » engendrés par cette bataille, mobilisant des budgets titanesques pour des résultats d’une nullité abyssale.

« -Nous savons exactement où les vraies choses se passent...Vous autres, il faut que vous l’acceptiez au lieu d’inventer…

-Nous n’inventons rien, dit Art.

-Où sont vos preuves ?

-Nous y travaillons.

-Non, dit Taylor. Vous n’y travaillez pas. Il n’y a rien sur quoi vous puissiez travailler. Le ministre de la Justice des Etats-Unis en personne a annoncé au Congrès…

-J’ai lu le discours.

-…que le problème mexicain était tout simplement réglé. Essaieriez-vous de faire passer notre ministre pour un con ?

-Je crois qu’il peut très bien se débrouiller tout seul. »

Etats-Unis versus Mexique/Armes versus Drogues : équation brûlante abordée ici frontalement mais intelligemment, lecture que l’on ne saurait que recommander à la jeunesse Yankee afin de ne pas répéter les conneries de ses aînés qui, se croyant toujours au Far West, brandissent leur sacro-saint amendement pour le port d’armes aussitôt que surviennent les tueries.

            « C’est un point de friction permanent  entre les deux pays : les Mexicains semblent d’avis qu’une arme à feu est plus dangereuse que la dope. Ils ne comprennent pas qu’en Amérique un fourgueur de marijuana au petit pied aura droit à une peine d’emprisonnement bien plus sévère que le mec qui revend une cargaison de flingues. »

Funeste way of life en effet que de s’armer comme pour partir en croisade dès le nez dehors sans même se demander pourquoi les concitoyens tombent comme des mouches, tandis que la drogue venue de Colombie inonde les rues américaines…

            « La coke rebondit de Colombie au Honduras, au Mexique, puis aux Etats-Unis. On la transforme en crack et elle rebondit joyeusement dans la rue. […] Cette coke n’est pas destinée à être reniflée par les agents de change et les starlettes. Cette coke va être fumée sous forme de crack – vendu dix sacs le caillou aux pauvres, surtout les Noirs et les Hispaniques. Cette coke ne va pas à Wall Street ou Hollywood, mais à Harlem et à Watts, à Chicago South et à East L.A., à Roxbury et à Barrio Logan. »

Si les Etats-Unis continuent dans cette voie, il leur faudra pourtant bien un jour ouvrir les yeux et admettre que leur politique antidrogue à la frontière sud se résume à un joyeux foutoir, alors même qu’au Mexique les meurtres ciblés (deux députés en septembre dernier : http://www.rfi.fr/ameriques/20130913-mexique-assassinat-deputes-oaxaca-michoacan-hernandez-lucatero-) s’accumulent à la même proportion peu rassurante qu’enlèvements, exécutions extrajudiciaires… perpétrés en toute impunité et jamais élucidés. Comme le rappelait en 2010 Alain Rodier du Centre Français de Recherche sur le Renseignement, cette « guerre » relancée dès 2006 par le Président Calderon « fait […] plus de morts que les conflits irakien et afghan réunis ».

Intéressant, aussi, de comparer le roman à l’émission « Intelligence Squared Us » fin 2012 sur la légalisation des drogues (vidéo ici : http://intelligencesquaredus.org/debates/past-debates/item/789-legalize-drugs); Asa Hutchinson, ancien ponte de la DEA, y affirmait en effet que cette « guerre » est vitale car il y va de l’avenir de nos chérubins. D’accord, à un détail près : republican pur jus, il est contre ladite légalisation mais… pour le port d’armes ! A cet égard, sa page Facebook est édifiante (avec photo en tenue de chasse digne de la « galinette cendrée », c’est mignon tout plein)… Donc pour se droguer légalement, jamais de la vie, vous n’y pensez pas, mais pour flinguer à tout va, no problem !

Manière de rappeler comment les Yankees ont toujours « réglé » leurs « problèmes »… comme au temps des Indiens ?

P.S. En bonus : le rapport « Crime organisé, main basse sur l’information » publié en 2011 par Reporters Sans Frontières, où il est notamment question du Mexique : http://fr.rsf.org/IMG/pdf/crime_organise.pdf ; ici, l’article du susmentionné Alain Rodier : http://www.cf2r.org/fr/notes-actualite/mexique-la-guerre-des-cartels-redouble-de-violence.php; là, un article du Monde diplomatique sur les cartels mexicains : http://www.monde-diplomatique.fr/2012/07/BOYER/47927.

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