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Billet de blog 29 janvier 2014

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Martin Scorsese à l’assaut de Wall Street

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« L’année de mes 26 ans, je me suis fait 49 millions de dollars. Ce qui m’a carrément fait chier, c’est qu’à trois près ça aurait fait un million par semaine. »

« Le loup de Wall Street », de Martin Scorsese

« Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais. […] Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. […] Je passe ma vie à vous mentir et on me récompense grassement. »

« 99 Francs », de Frédéric Beigbeder

« Jamais crétin irresponsable n’a été aussi puissant que moi depuis deux mille ans » : ces mots de « 99 Francs » conviendraient bien au « crétin irresponsable » Jordan Belfort du « Loup de Wall Street ». Adapté des mémoires de cet ancien courtier en bourse par Leonardo DiCaprio et Martin Scorsese, récit lui-même comparé au « Bûcher des vanités » de Tom Wolfe, le film raconte l’ascension vertigineuse de ce jeune courtier assoiffé de dollars, biberonné à la sauce capitaliste et à ce concept si beau et humaniste qu’est « marche ou crève ». Une philosophie qui conduira Belfort aux cieux de la planète finance où il côtoiera les sommets de la fraude, du blanchiment et de l’escroquerie avant un brutal retour sur Terre via une enquête du F.B.I. et un détour par la case prison.

Tout a été lu, entendu, écrit, claironné à propos de ce nouveau Scorsese : comparé à un film pornographique, apologue d’un monde qu’il est supposé dénoncer, complaisant avec un univers trash, superficiel à l’extrême pendant trois heures…

Faux.

Car Scorsese, parce qu’il est Scorsese, est bien plus malin. A plus de 70 ans et après plusieurs films qui ont divisé la critique comme ses aficionados purs et durs -« Gangs of New York », « Les infiltrés », « Hugo Cabret », « Shutter Island »…-, ce cher Marty se lâche et filme, comme il sait le faire, des vrais salauds dans des milieux bien pourris. Pour notre plus grand plaisir.

Lorsqu’il réalise un long-métrage sur les dessous (sans  jeu de mots salace…) de Wall Street, Marty se fout pas mal de dénoncer quoi que ce soit, du moins en apparence. Et pour cause : il n’inflige jamais de leçon de morale ou de cours magistral. Heureusement, car le sujet s’y prête facilement et que d’autres l’ont déjà fait brillamment avant lui, à l’image de Charles Ferguson avec « Inside Job » et sa suite, le livre-enquête « L’Amérique des Prédateurs », « Goldman Sachs. La banque qui dirige le monde », « Noire Finance » ou encore l’excellent thriller « Margin Call » signé J.C. Chandor.

Lui prend cette narration à contre-pied et l’adapte à son rythme, décoiffant et trépidant, en mode comique trash, et laisse le soin au personnage principal Jordan Belfort/Leonardo DiCaprio de raconter l’histoire de son point de vue, aux moyens d’une voix-off et d’apartés au spectateur face caméra. Ainsi voit-on Belfort déambuler dans une salle des marchés survoltée, nous expliquer les opérations en cours dans un jargon connu de lui seul avant de s’arrêter, sourire aux lèvres, et nous regarder: « Vous ne comprenez pas un mot de ce que je raconte, n’est-ce pas ? Peu importe, la vraie question est de savoir si tout ça était légal ou non… Est-ce que ça l’était ? Absolument pas ! »

Un personnage de cartoon, à l’image d’un film bien barré et qui ne se prend jamais au sérieux, étrillant la vacuité d’un monde vautré dans la cupidité et passé maître dans l’art délicat du « j’-me-fais-un-max-de-fric-en-vous-baisant-la-gueule-mais-j’-m’en-branle-on-m’-paye-pour-ça-et-j’-vous-emmerde ». Bref, un peuple mignon tout plein mais rivé à sa stratosphère et déconnecté de ce monde réel où pataugent 99 % des autres êtres humains qui vivent pourtant sur la même planète (vous, moi) et doivent pour leur part se contenter des miettes. Comme le résume à sa manière Belfort après une conversation avec son père : « Mon père avait raison : on n’était pas dans le monde réel. Mais franchement, qui avait vraiment envie de vivre dans cette réalité ? »

Armé d’humour décalé, d’une quantité illimitée de jurons et d’une formidable distribution de grandes gueules, cocktail aussi efficace, ravageur et assumé qu’une rafale de Kalachnikov, Scorsese fait ainsi défiler en trois heures jubilatoires la (jeune) vie romanesque du trublion Belfort.

Les seconds rôles, survoltés et déjantés, prennent un pied communicatif à jouer : Matthew McConaughey, génial en trader complètement à la masse et qui mériterait un Oscar rien que pour son exposé surréaliste sur la finance ; Jonah Hill, hilarant avec ses lunettes horribles en associé de Belfort et capable, alors qu’il est drogué à mort, de se palucher en pleine fête à l’approche d’une superbe blonde déboulant à ladite sauterie avant de se faire rosser et insulter par sa propre femme; Margot Robbie, la Naomi dont va s’amouracher Jordan Belfort, bombe australienne de 23 ans, nouvelle coqueluche de Hollywood et en lisse pour figurer dans de prochains « blockbusters » ; notre Jean Dujardin national, dans le rôle savoureux d’un banquier suisse qui aide Belfort à mettre ses deniers à l’abri ; les associés de Belfort, fine équipe au Q.I. d’une huître et dont les surnoms affectueux vont de « Moumoute » à « Tête de gland »…

A grande vitesse, Scorsese dissèque tout ce beau monde toujours plus pathétique à chaque séquence et que le cinéaste prend un malin plaisir à filmer dans sa déchéance. On retiendra cette scène mémorable, mi-hilarante mi-tétanisante, d’un Belfort/DiCaprio obligé de se traîner par terre pour atteindre sa superbe voiture de sport, séquence hallucinante montrant le summum de médiocrité qu’atteint ce personnage dévoré par l’appât vorace du gain et les kilomètres de coke, symbole et symptôme à lui seul d’un univers régi selon ses propres codes, sa propre vérité, ses propres lois. Un monde qui, du haut de son piédestal financier, dépasse le commun des mortels et le regarde avec la plus jouissive condescendance avant de le déposséder de ses biens et de la lui « mettre » bien profond.

A propos de Leonardo DiCaprio, interprète principal et producteur du film, un seul mot : phé-no-mé-nal. Son registre ici relève de la performance (chapeau d’ailleurs à sa voix française, Damien Witecka). Si le Jack Dawson de « Titanic » semble à des années-lumière, Leo « I’m the king of the woooorld » DiCaprio paraît hisser son niveau d’acteur vers l’excellence à chaque film, et ce « Loup… », qu’il porte magistralement sur ses épaules du début à la fin, en est une nouvelle preuve.

Oui, ce Scorsese-là est un p… de bon cru !

Pour finir et montrer à quel point, même en forçant le trait, le réalisateur a visé juste dans sa dissection d’un « monde à part », voici deux extraits de « L’Amérique des prédateurs » de Charles Ferguson. Publié en 2012 et prolongeant son excellent documentaire « Inside Job », ce livre-enquête -passé injustement sous les radars médiatiques- démontre les ravages de l’oligarchie financière aux Etats-Unis, cause de toutes les crises financières et économiques depuis des lustres. Un récit édifiant, digne du « Loup… », de Brett Easton Ellis, Tom Wolfe ou de n’importe quel roman noir, sachant que… tout est vrai. Et hallucinant.

            « Il convient ici de laisser de côté l’économie pour considérer les effets nocifs de la culture des banques d’affaires américaines sur des individus excessivement riches ou puissants, jamais sortis de la nouvelle oligarchie des Etats-Unis. Prenons par exemple Jimmy Cayne. […] Les profits et le cours des actions de Bear Sterns s’envolant, du fait de la bulle, l’odieux M. Cayne devint milliardaire et perdit contact avec la réalité. Il prit le pli de s’accorder des vacances prolongées ou des week-ends de trois à quatre jours, et de se rendre en hélicoptère du siège de Bear Stearns à son club de golf du New-Jersey, où il disposait d’un pied-à-terre. Au siège de Bear Stearns, il se réservait l’usage exclusif d’un ascenseur. Joueur de bridge enragé, il versait 500 000 dollars par an à deux Italiens pour qu’ils jouent avec lui. Il se rendait fréquemment à des tournois et passait beaucoup  de temps à disputer des parties sur son ordinateur. Bien que républicain convaincu, il fumait beaucoup de marijuana, avec ses partenaires au bridge, des clients des hôtels où il se rendait et Dieu sait qui d’autre encore, qui en reniflait l’odeur au passage. »

            « Pendant la bulle, de nombreux cadres de Wall Street se coupèrent du réel en s’enfermant dans leur petit monde à eux. Dans leurs limousines, leurs ascenseurs privés, leurs avions, leurs hélicoptères ou même au restaurant, ils se maintenaient à l’écart de leurs subordonnés. A leur domicile, comme dans leur environnement professionnel, ils s’entouraient d’un personnel servile et d’un conseil d’administration acquis à leur volonté, fermant les yeux sur ce qu’ils tramaient. Ils évoluaient en outre dans une galaxie d’épouses-trophées, de maîtresses et de prostituées, et se droguaient pour la plupart. Leurs loisirs dépendaient en général de leur âge. Les jeunes opérateurs de marché préféraient les boîtes de nuit, de strip-tease, les jeux d’argent et la cocaïne. Les banquiers de New York ont dépensé dans des boîtes de nuit ou de strip-tease plus d’un milliard par an, dont une bonne part en tant que frais professionnels, remboursés par leur firme et déductibles de leurs impôts. Les cadres plus âgés, en majorité mariés, aimaient mieux jouer au golf ou au bridge, dîner dans des restaurants hors de prix, acheter des œuvres d’art aux enchères ou une propriété dans les Hamptons. »

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