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Billet de blog 29 janvier 2014

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« Une vérité si délicate » : John le Carré en grande forme

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Si on jugeait un politique à l’aune de ce qu’il a fait ou n’a pas fait à la Défense, on passerait par les armes la moitié du Cabinet de demain » (p. 68)

John le Carré, un nom qui fait le même effet que le Mont Everest : un sommet dans son genre, extrême, pointu, aride. Inimitable et inégalable, amateurs s’abstenir… Dans sa dernière salve, « Une vérité si délicate » (« A So Delicate Truth »), John le Carré -alias David Cornwell- délaisse son aridité coutumière et nous régale d’une écriture superbe, enlevée, prenante et jubilatoire. Plus accessible, vivant et moins austère bien qu’imprégné de l’atmosphère commune à ses œuvres, ce le Carré-là est un peu à l’image de l’entretien génial qu’il avait accordé en 2011 à l’émission « Democracy Now !» (http://www.democracynow.org/2010/10/11/exclusive_british_novelist_john_le_carr).

L’histoire : sur le rocher de Gibraltar, géographiquement espagnol mais politiquement britannique par « héritage » colonial, est menée une opération nommée « Wildlife ». Objectif : l’enlèvement d’un acheteur d’armes djihadiste. Y participent un commando britannique au côté de mercenaires américains (tiens, tiens…) et de Jay Crispin, à la fois responsable d’une société militaire privée (tiens, tiens… bis), et ami de Sir Christopher « Kit » Probyn, diplomate ; Toby Bell, secrétaire particulier du Ministre des Affaires Etrangères, est quant à lui relégué côté jardin et n’a pas voix au chapitre.

Opération simple. Du moins a priori, car on est chez John le Carré où tout est toujours plus complexe. Et comme toujours, ce n’est pas cette opération en ouverture du roman qui l’intéresse, mais plutôt ce qui se trame dans les coulisses, vues par les susmentionnés Kit Probyn et Toby Bell. A tour de rôle, entre les préparatifs de l’opération commando jusqu’à leurs retrouvailles trois ans plus tard, l’un et l’autre vont ainsi comprendre ce qui s’est réellement passé. Et le Carré oblige, ce n’est pas jojo…

             « - Que je le sache ou que vous le sachiez n’a aucune espèce d’importance. Ce qui compte, c’est si le monde le sait ou non et s’il doit le savoir ou non. Et la réponse à ces deux questions, très cher, réponse qui crèverait les yeux à un hérisson aveugle, sans parler d’un diplomate aguerri comme vous, est très clairement non, merci, jamais de la vie. Le temps ne guérit rien dans ce genre d’affaire. Il pourrit les choses. Pour chaque année de démenti britannique officiel, vous pouvez compter des centaines de décibels de vindicte populaire moralisatrice. » (p. 293)

Avec ses personnages de « méchants » et de « gentils », de situations potentiellement explosives et un aperçu plus qu’indigeste des manigances politico-diplomatiques, « Une vérité… » rappelle de manière moins grave et dense mais aussi percutante « La constance du jardinier », sans doute le plus poignant et humaniste de ses romans, que Fernando Meirelles a magnifiquement adapté au cinéma en 2006.

            « Eh bien, mon garçon, moi aussi j’ai peur, dit-il d’un ton sévère. J’ai peur pour toi, et pour ta dame […]. Parce que quand je demande un service comme ça à mon ami de la police et que le signal d’alarme se déclenche dans sa petite tête, […] il a son devoir officiel à prendre en considération, n’est-ce pas ? Ce qu’il a eu la gentillesse de me dire en guise d’avertissement. Il ne peut pas juste appuyer sur un bouton et tourner le dos, n’est-ce pas ? Il doit se couvrir, lui aussi. Donc, tout ce que je te dis, mon gars, c’est de saluer la brave dame pour moi, […] et de prendre bien soin de vous, parce que j’ai la sale impression que vous allez en avoir besoin » (p. 225)

Tirades mémorables, dialogues savoureux, humour décalé bien calibré : ZE maître du roman d’espionnage so british se lâche et taille au passage un joli costard à la sphère diplomatique de Sa Gracieuse Majesté…

             « Vous me demandez où je me situe. Eh bien, à la table des débats. Toujours. Je ruse, je chipote, je finasse, je raisonne, je flatte, j’espère, mais je n’attends rien. J’adhère à la sacro-sainte doctrine diplomatique de la modération en toutes choses et je l’applique aux crimes odieux de toutes les nations, y compris la mienne. Je laisse mes sentiments à la porte avant d’entrer dans la salle des débats, et je n’en repars jamais fumasse sauf si c’est ce qu’on m’a ordonné de faire. Je tire une immense fierté de savoir toujours rester dans la demi-mesure. En certaines occasions, et celle-ci pourrait en être une, j’accomplis une prudente démarche auprès de nos maîtres vénérés, mais jamais je n’essaie de reconstruire Westminster en un jour. Et, au risque de paraître pompeux, je vous conseille de suivre mon exemple. » (p. 63)

Après « Un homme très recherché » sur fond de Guerre contre le terrorisme (que l’auteur présente ici : http://www.youtube.com/watch?v=VOKZUZ4sYpM), dont l’adaptation signée Anton Corbjin était programmée au Festival de Sundance (http://filmguide.sundance.org/film/13950/a_most_wanted_man), et « Un traître à notre goût » avec la mafia russe, également sur les rails cinématographiques, l’écrivain isolé dans ses Cornouailles revient en force et prouve qu’il n’a rien perdu de sa verve.

En outre, alors que le Sénat français a voté en faveur du maintien de l’immunité parlementaire d’un Serge Dassault tout sauf « blanc comme neige », ce nouvel opus de le Carré qui nous plonge dans les bisbilles politiques internes semble parfait pour se défouler intelligemment…

« -Tous ces pourris de lobbyistes et de marchands d’armes qui s’attaquent aux lignes de faille entre l’industrie de défense et le complexe militaro-industriel… », se plaint Matti, comme si Toby connaissait bien le problème.

Mais Toby ne le connaît pas, aussi attend-il la suite.

« Et ils ont carte blanche, bien sûr. Ce qui est en partie à l’origine de cette affaire. Carte blanche pour arnaquer les Finances, pour soudoyer des hauts fonctionnaires, leur offrir des filles à gogo, des vacances à Bali. Carte blanche pour s’adresser au privé, au public, à n’importe qui du moment qu’ils ont un blanc-seing du ministère, et ils en ont tous un. » (p. 73)

P.S. Un grand bravo à Isabelle Perrin qui, avec sa mère Mimi, a la tâche particulière de traduire -brillamment- les œuvres de Monsieur le Carré/Cornwell à destination du lectorat français.

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