« Trois ans après qu’a éclaté une terrible crise financière à cause d’une fraude de grande ampleur, pas un seul responsable du secteur financier ne croupit en prison. Ce n’est pas normal. »
Charles Ferguson, réalisateur d’Inside Job, lors de la Cérémonie des Oscars en 2011[1]
« Ce genre de situation est susceptible d’engendrer chez n’importe quel homme une malencontreuse soif de revanche. »
Dennis Lehane, Un pays à l’aube [2]
« Des banques énormes, complexes et opaques continuent de prendre des risques qui mettent en danger l’économie. […] Ce qui est honteux, c’est de voir comment nos leaders ont facilement cédé, et comment rapidement les leçons de la crise ont été oubliées. »[3] Peu présent dans le débat public en France, Jean-François Gayraud est pourtant un spécialiste de la criminalité financière et économique[4]. Après le crime organisé[5], le « showbiz »[6], la géostratégie du crime[7] ou les origines de la crise financière de 2008[8], voici « Le nouveau capitalisme criminel ».
Dans « La grande fraude » publié en 2011, il passait déjà au crible l’institutionnalisation aux Etats-Unis d’une élite socioéconomique qui s’affranchit des règles imposées au commun des mortels pour en récolter tous les fruits sans risque de sanction. Avec, en sus, des primes colossales. En s’appuyant sur l’affaire Bernard Madoff, Jean-François Gayraud ne s’attaquait pas à l’individu mais à un système corrompu et clientéliste, rompu à l’idéologie d’une chimérique autorégulation, « cheval de Troie » des partisans de l’ultralibéralisme financier et économique depuis les années 1980.
Sa démonstration, richement documentée, démontait le mécanisme et délivrait une conclusion sans appel: l’élite financière, telle qu’elle pense et agit, envoie le reste du monde droit dans le mur. Une situation dont les élites politiques, universitaires et médiatiques se sont parfaitement accommodées au point d’en devenir complices[9], ayant en commun non des velléités de complot mais ce que l’anthropologue Paul Jorion définit, en préface au nouvel ouvrage de Gayraud, par « capitalisme de connivence ».[10]
Dans « Le nouveau capitalisme criminel », l’auteur n’y va pas par quatre chemins pour disséquer les dérives criminelles voire mafieuses d’abord à l’origine de crises financières au Japon, en Albanie et en Espagne, puis au sein d’institutions financières désormais soumises à « la course au temps et au profit », déconnectées des réalités économiques.
A cet égard, les pages relatives au « trading de haute fréquence » (achat-vente de titres par ordinateur à vitesse supersonique) sembleront arides à celles et ceux qui n’ont jamais été très amis avec les mathématiques ou l’ingénierie boursière ; elles sont toutefois révélatrices du niveau d’ingéniosité atteint par la haute finance en ce qu’elle est hors de portée de toutes juridictions en cas de fraudes[11]. Du moins quand ces « cas » sont identifiés et prouvés, car s’ils sont nombreux, la répression est plus rarement au programme. Car comment, humainement et matériellement, détecter une seule fraude parmi des millions de transactions effectuées à des vitesses défiant l’esprit humain sachant que, du côté des traders, l’incitation est de mise, les sanctions quasi inexistantes, et la réputation moins coûteuse pour de telles institutions que le profit qui peut être généré ? Quant aux autorités de régulation/supervision, elles sont aussi utiles que la cinquième roue du carrosse… Plus globalement, outre l’aspect délictueux, c’est l’utilité sociétale de telles opérations qui est questionnée : « En quoi l’achat ou la vente d’un actif financier des centaines de millions de fois par seconde a-t-il un quelconque rapport avec un investissement sain et une économie solide ? ».
Autre chapitre, moins aride mais pas moins stupéfiant, concernant les liens entre crime organisé transnational et grandes banques sur le territoire américain : « Malgré des lois votées par le Congrès des Etats-Unis, il semble qu’une partie non négligeable de la finance opérant aux Etats-Unis vit de l’argent sale. Vit et peut-être survit grâce à cet argent. » Sont citées Wachovia, HSBC et la BCCI, banque créée par un riche pakistanais dont l’ambition affichée était de servir les populations de pays pauvres qui ne dépendraient plus alors des subsides occidentaux. Sauf que ces banques se retrouveront massivement impliquées dans des scandales de corruption et de blanchiment d’argent issu –entre autres- du trafic international de drogue avec les cartels mexicain et colombien.
Le pedigree de la BCCI, qui n’a rien à envier aux romans de John le Carré, Frederick Forsyth ou Don Winslow[12], retient particulièrement l’attention : « La gamme est large : pots-de-vin, prêts fictifs, corruption de dirigeants, violations des lois bancaires, évasion fiscale et monétaire, faux en écritures, trucage des comptes, détournements d’argent des clients, versements de commissions illégales, trafic d’armes, violations d’embargo, et surtout le blanchiment de l’argent du crime organisé. » L’affaire de la BCCI a d’ailleurs inspiré le film « L’enquête » (« The International ») de Tom Tykwer, où la banque en question n’est pas nommée BCCI… mais ICCB !
Au final, on ne sait plus si c’est l’énormité de ce qui est révélé dans ces pages ou bien l’« échec pathétique » des autorités à l’égard de cette avalanche de délits, toujours aux frais des contribuables, qui soulève le plus l’indignation et fait s’interroger.
Car quelle que soit l’infraction, les (très) rares institutions condamnées sont toujours plus enclines à négocier des amendes -exorbitantes sauf pour elles- qu’à participer à un procès annoncé comme fastidieux, coûteux, et surtout peu avantageux pour elles en termes d’image : « Au bout du compte, par la magie d’un accord judiciaire amiable, il n’y aura aucune condamnation pénale lors d’un procès : aucun coupable n’aura été sanctionné. Ni la banque, personne « morale », ni ses cadres dirigeants n’ont à supporter l’infamie d’une condamnation. S’il n’y a pas eu de coupable, on peut presque en conclure qu’il n’y a pas eu de faute et que rien de vraiment grave ne s’est produit. »
Non sans ironie, Jean-François Gayraud souligne que ces mêmes banques sont ensuite les premières à jouer les victimes en laissant accroire l’idée –médiatiquement efficace- qu’en cas de condamnation de la banque, ce sont les plus modestes employés de la firme qui « resteront sur le carreau »…
Après une telle lecture, rien de plus revigorant que de se (re)plonger dans « Une histoire populaire des Etats-Unis », grand-œuvre du très regretté Howard Zinn où l’on peut lire : « Pourtant, malgré la maîtrise de tous les instruments de la loi et de l’ordre, de la prévarication des concessions, des diversions et des fraudes auxquels elle a pu faire appel tout au long de l’histoire du pays, l’élite au pouvoir n’a jamais réussi à se garantir des révoltes populaires. A chaque fois qu’elle semblait y être parvenue, ceux-là mêmes qu’elle pensait avoir corrompus, trompés, achetés, réprimés, se réveillaient et se soulevaient. […] Rappeler cela, c’est dévoiler au peuple ce que le gouvernement souhaiterait qu’il oublie – cette capacité considérable des gens apparemment désarmés à résister, des gens apparemment satisfaits à exiger des changements. Faire cette histoire, c’est retrouver chez l’homme ce formidable besoin d’affirmer sa propre humanité. C’est également affirmer, même dans les périodes de profond pessimisme, la possibilité de changements surprenants. »[13]
[1] Traduction extraite de l’ouvrage de Charles Ferguson « L’Amérique des prédateurs », suite d’« Inside Job » publiée en France en 2013 aux éditions Jean-Claude Lattès.
[2] Publié en France au format Poche chez Rivages/Noir en 2010 (traduction d’Isabelle Maillet).
[3] « Le nouveau capitalisme criminel », Jean-François Gayraud, février 2014, éditions Odile Jacob.
[4] Il intervient dans les documentaires « Argent sale. Le poison de la finance », de Nicolas Glimois (diffusé sur France 5); « Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde », de Marc Roche et Jérôme Fritel (Arte); « Noire finance », de Jean-Michel Meurice et Fabrizio Calvi (Arte).
[5] « Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé », éditions Odile Jacob.
[6] « Showbiz, people et corruption », 2009, Editions Odile Jacob.
[7] « Géostratégie du crime », coécrit avec François Thual, 2012, Editions Odile Jacob.
[8] « La grande fraude. Crime, subprimes et crises financières », 2011, éditions Odile Jacob.
[9] Ce que démontrait déjà Charles Ferguson dans son documentaire « Inside Job » et qu’il développe dans « L’Amérique des prédateurs » (cf. note n°1). On conseillera aussi les enquêtes publiées par Woodward et Newton sur Bakchich, notamment celle-ci : http://www.bakchich.info/international/2012/08/03/bankster-le-jackpot-de-leconomie-criminelle-lintegrale-61573.
[10] Ou « crony capitalism », notion que Paul Jorion explique également dans le documentaire « Noire finance » diffusé sur Arte (voir note n°4).
[11] A cet égard, la comparaison de l’auteur avec la nouvelle « Minority Report » de Philip K. Dick, adaptée au cinéma par Steven Spielberg, n’a rien d’anodin.
[12] En particulier « Un traître à notre goût » de John le Carré (publié au Seuil en 2011, traduit par Isabelle Perrin), « Cobra » de Frederick Forsyth (publié en 2011 chez Albin Michel, traduit par Pierre Girard) et « La griffe du chien » de Don Winslow (publié en 2007 en poche aux Editions Points, traduction de Freddy Michalski).
[13] « Une histoire populaire des Etats-Unis. De 1492 à nos jours », pages 751-752 (Publié en 2002, Editions Agone, traduction de Frédéric Cotton).