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Billet de blog 29 novembre 2012

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La corruption ne connaît pas la crise…

Corruption, conflits d’intérêts, trucage des marchés publics, expertises quelque peu douteuses : la délinquance économique poursuit ses ravages, et nourrit auprès du public ce fameux  « sentiment général d’impunité ». La crise et le développement des échangent internationaux permettent à certains de gagner beaucoup d'argent par des pratiques frauduleuses. Pourtant, organisations et traités existent pour tenter d’endiguer ce fléau. Mais est-ce suffisant ? Les réponses d'Irène LUC[1], magistrate, conseillère à la Cour d'Appel de Paris.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Corruption, conflits d’intérêts, trucage des marchés publics, expertises quelque peu douteuses : la délinquance économique poursuit ses ravages, et nourrit auprès du public ce fameux  « sentiment général d’impunité ». La crise et le développement des échangent internationaux permettent à certains de gagner beaucoup d'argent par des pratiques frauduleuses. Pourtant, organisations et traités existent pour tenter d’endiguer ce fléau. Mais est-ce suffisant ? Les réponses d'Irène LUC[1], magistrate, conseillère à la Cour d'Appel de Paris.

Jérôme DIAZ : - Selon vous, le constat est plus que mitigé en matière de lutte internationale contre la corruption, et ce malgré tout un « arsenal » d’organisations spécialisées (GAFI[2], SCPC[3] en France, etc.), créées en parallèle de l’adoption de traités divers (sous égides OCDE[4], Organisation des Nations Unies…). Si d’après vous ces mécanismes ne fonctionnent pas ou mal, est-ce d’une part une preuve de lâcheté politique –et donc de volonté- ? D’autre part, est-ce le signe d’une absence d’intérêt pour ces questions (ou un intérêt plutôt tardif), contrairement à des thématiques plus facilement « vendables » comme le « terrorisme international » ?

Irène LUC : D’abord, il faut avoir en tête que les chiffres de la délinquance économique, et plus particulièrement la corruption, sont gigantesques, et s’expliquent à la fois par l’accentuation des échanges internationaux et par la crise : les entreprises sont incitées à tricher pour obtenir des marchés à l’international et, en parallèle,  elles savent que les risques d’être condamnées sont minces. Malgré la floraison de textes internationaux et conventions, la probabilité pour des acteurs publics ou opérateurs économiques convaincus de corruption passive ou active d’être  poursuivis est très faible. En la matière, la coopération internationale est notoirement insuffisante, même au sein de l’Europe. En outre, les sanctions encourues sont très peu élevées dans beaucoup de pays européens, et les personnes sanctionnées très peu nombreuses. En France par exemple, on compte environ 150 condamnations concernant les atteintes à la probité, sur 600 000 délits. Ces infractions sont sanctionnées de peines d’emprisonnement avec sursis et d’amendes très faibles.

Des outils de répression efficace existent, comme la PIAC[5], car il est fortement dissuasif, pour un délinquant économique, de savoir que les produits de ses méfaits seront confisqués, mais il est objectivement très « rentable » d’entrer dans le cercle de la corruption : les chances d’être pris sont très faibles, et les sanctions très minimes. Cela participe du sentiment général d’impunité qui fait prospérer la corruption. Il y a clairement un manque de volonté politique, notamment de donner à l’Europe les outils nécessaires pour lutter contre ce phénomène. Outils qui doivent être forcément transnationaux, car la corruption ne s’arrête évidemment pas aux frontières d’un Etat, cela exige donc une volonté non seulement communautaire mais aussi mondiale, et ce malgré pléthore de textes transposés par les Etats… sauf que ces textes ne sont pas efficacement  mis en œuvre. Le vrai problème est là.

On peut observer, également, une  réprobation sociale assez limitée au regard de la corruption. Cela ne déchaîne pas les foules… Certes, certains mouvements tels les « Indignés » sont apparus récemment, de même aux Etats-Unis (« Occupy Wall Street »), ou en Espagne au moment de la crise, à l’égard de la corruption. Ces mouvements traduisent une exaspération face à une crise qui touche toujours les mêmes, à savoir les plus faibles, alors qu’une minorité  accapare les richesses tout en s’affranchissant des lois[6].

- Vous mettez en avant l’implication et la responsabilité, avérées, d’ « experts » financiers (et de lobbies) dans le déclenchement de la crise financière et économique mondiale, les mêmes personnes recrutées ensuite pour, paradoxalement, trouver des solutions à un désastre auquel elles-mêmes ont activement contribué. Quel lien y a-t-il selon vous entre cette incongruité et la question de la corruption ? Cela relève-t-il de la notion de « conflits d’intérêts » ? Dans ce cas, comment cela se traduit-il concrètement ?

Le terreau de la corruption est souvent, mais pas toujours, le conflit d’intérêts. Des actes de corruption dite « noire » -actes pénalement sanctionnés- sont favorisés par des pratiques de corruption dite « grise » -souvent tolérés-. La corruption consiste, pour un décideur public, à abuser de sa position pour indûment avantager des opérateurs privés –souvent les moins efficients- au détriment de l’intérêt général, puisqu’au final c’est la collectivité qui va payer pour des choix inefficaces et pérenniser l’enrichissement d’une minorité. Les conflits d’intérêts favorisent de tels actes.

Des experts sont ainsi nommés dans les services des directions générales  de la Commission Européenne alors qu’ils proviennent d’entreprises contrôlées par elle. De même, lors de la crise financière aux Etats-Unis, des experts[7] de sociétés financières (Goldman Sachs,  Lehman Brothers, etc.) ayant participé à la dérégulation financière, se sont retrouvés autour d’une table pour élaborer des plans de sauvetage des banques… C’est une vraie problématique, commune à tous les Etats. Il y a vraiment urgence à agir, d’autant plus qu’on connaît la solution, mais il y a une vraie léthargie ; et les populations sont dans l’attente, ce qui hélas constitue le lit de l’extrémisme.

- Dans votre ouvrage (pp. 64-65), vous évoquez le manque de moyens inhérent à la Police Judiciaire et à la Justice, notamment une « forte diminution du nombre des saisines des juges d’instruction », une situation dont votre analyse indique clairement qu’elle est plus problématique en France que dans d’autres pays membres de l’Union Européenne (Grande-Bretagne, Espagne, Italie). Cette Union Européenne vient de se voir récompenser par le Prix Nobel de la Paix ; cette position de force diplomatique, bien que purement symbolique, peut-elle toutefois lui permettre de faire pression sur la France (peut-être avec le soutien d’autres pays de l’Union) dans le domaine de la lutte contre la corruption ?

Ayant exercé au sein de l’Autorité de Concurrence, j’ai eu l’occasion de voir la mise en œuvre d’une politique communautaire en France, chaque Etat-membre ayant la responsabilité d’appliquer sur son territoire le droit de la concurrence. En France, cette responsabilité est assumée par l’Autorité plutôt efficacement. Mais la chambre de la Cour d’Appel qui contrôle les décisions de l’Autorité manque cruellement de moyens, depuis longtemps, malgré les alertes adressées au ministère de la justice : il s’agit d’une politique communautaire (et non pas pénale), le manque de moyens porte atteinte à la qualité du contrôle qui peut être exercé sur des décisions de l’Autorité de la Concurrence. Que constate-t-on ? Rien. Il existe une Chambre spécialisée dans le contrôle de l’Autorité de la concurrence, et qui fonctionne avec des effectifs notoirement insuffisants, alors que cette Chambre traite de contentieux communautaires excessivement complexes (douanier, fiscal, etc.).

J’ai donc quelques doutes quant aux possibilités pour la Commission Européenne de faire pression sur les pouvoirs publics français pour qu’ils donnent à la justice les moyens de lutter contre la corruption, celle-ci étant certes harmonisée aux niveaux communautaire et mondial par divers traités et conventions, mais  relevant, pour le moment, de la souveraineté des Etats.

Depuis des années, la France est mal classée dans le classement régulièrement établi par l’ONG Transparency International : on perd des places chaque année, mais il n’y a aucune réaction. Et je ne vois pas comment la Commission Européenne pourrait agir et inciter le gouvernement français à donner des moyens au pouvoir judiciaire. La délinquance économique est le parent pauvre de la délinquance en France.

Quand on voit l’état des sections financières dans les commissariats, de même qu’au niveau judiciaire, c’est affligeant. La création-phare des sections financières à Paris et des Juges d’Instruction spécialisés dans les affaires financières est en réalité une vitrine derrière laquelle il n’y a plus grand-chose. Et l’on retrouve ce problème à la DGCCRF[8], en charge de la concurrence, où les inspecteurs sont incités à faire de la protection du consommateur, plutôt que de rechercher, sur le terrain, des indices de pratiques anticoncurrentielles dans la passation des marchés publics.

Bref, c’est une question de moyens humains, matériels et financiers. Tout cela est très inquiétant au regard de la volonté politique en matière de lutte contre la corruption. Et cela ne semble pas figurer dans les premières priorités du gouvernement actuel.

- Les phénomènes de résistance civile que vous décrivez dans la dernière partie de l’ouvrage sont-ils, à votre avis, uniquement motivés par des réactions à des phénomènes spectaculaires –et massifs- de corruption ou visent-ils, plus globalement, une remise en cause du système économique mondial ?

Les exemples que nous mentionnons sont surtout relatifs à des réactions de citoyens et d’associations désireux que soit mis un terme à ce phénomène de corruption. Ce ne sont pas a priori des mouvements subversifs -ou alors ceux-ci sont minoritaires- ou qui remettent en cause le capitalisme mondial. Ce sont donc des actions qui tentent de suppléer aux carences de l’action publique en France. En France, les associations déclenchent une action publique car celle-ci n’est pas déclenchée par le Parquet.

Pour déclencher l’action publique en France, il y a deux moyens : d’une part le Parquet, qui actuellement n’agit pas ou très peu, en matière économique et financière, et ensuite les victimes de l’infraction. Sauf qu’il est nécessaire de pouvoir justifier, pour les victimes, d’un préjudice direct. Le problème de la corruption est que l’on n’identifie pas toujours de « victime directe » de cette infraction : le préjudice est en quelque sorte global, il englobe la société. Toutefois, certaines associations (Anticor, Transparency International) ont pu se constituer partie civile, et ainsi déclencher une action publique, et ce alors même qu’on leur contestait cette possibilité jusqu’à présent (l’affaire des Biens Mal Acquis, par exemple[9]).

Ces actions utilisent ainsi les voies existantes du droit pour déclencher l’action publique. C’est un signe encourageant, qui montre que la société n’est pas complètement atone face au phénomène de corruption. Ces actions, toutefois, ne peuvent suppléer aux actions dévolues en principe au parquet et à l’action publique.

Entretien réalisé pour « J’ESSAIME » (Syndicat de la Magistrature) le 8 novembre 2012 par Jérôme DIAZ, Journaliste indépendant


[1] Irène LUC a été chef du service juridique de l’Autorité de la concurrence. Elle est conseiller à la Cour d’Appel de Paris et chargée d’enseignement à l’Université de Panthéon-Assas. Co-auteur de l’ouvrage, Eric ALT est conseiller référendaire à la Cour de Cassation. Il est membre du Syndicat de la Magistrature, du conseil d’administration de Sherpa, du comité de parrainage d’Anticor et de l’association MEDEL (Magistrats européens pour la démocratie et les libertés).

[2] Groupe d’Action Financière Internationale.

[3] Service Central de Prévention de la Corruption.

[4] Organisation pour la Coopération et le Développement Economique.

[5] Plateforme d’Identification des Avoirs Criminels.

[6] Lire à ce propos les ouvrages de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie en 2001 : « Le triomphe de la cupidité » (Les liens qui libèrent, 2010) et plus récemment « Le prix de l’inégalité » (Les liens qui libèrent, septembre 2012).

[7] On conseillera vivement ici la lecture de l’article de Renaud Lambert, « Les économistes à gages sur la sellette» (Le Monde diplomatique, mars 2012) à propos de ces « experts » publiant des tribunes et apparaissant dans de nombreuses émissions de radio et de télévision, sans que ne soit jamais mentionnée leur appartenance à des conseils d’administration au sein de banques d’investissement directement impliquées dans la crise financière.

[8] Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation, et de la Répression des Fraudes.

[9] Voir « Le scandale des biens mal acquis. Les milliards volés de la Françafrique », Xavier Harel et Thomas Hofnung, La découverte, 2011.

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