Jérôme DIAZ

Abonné·e de Mediapart

29 Billets

0 Édition

Billet de blog 31 mai 2013

Jérôme DIAZ

Abonné·e de Mediapart

"Un pays à l’aube" : Roman de la décennie… ou de générations d’Indignés ?

Jérôme DIAZ

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Faudrait peut-être que quelqu’un envisage de nous payer correctement, merde ! »

Qu’est-ce donc : des propos extraits d’un tract militant ? L’accroche d’une affiche pour une manifestation ? La dernière vitupération de quelque « responsable » politique ?

Du tout. Simplement les paroles prononcées par l’un des personnages d’Un pays à l’aube[1], magistral roman historique signé Dennis Lehane.

En nous plongeant dans le vif des émeutes de 1918-1919 et la grève des policiers de Boston (Etats-Unis), l’auteur de Mystic River, Gone Baby Gone, Shutter Island [2] ou encore Ils vivent la nuit[3] ne se contente pas de nous faire un banal cours d’Histoire sur un pan méconnu des débuts du vingtième siècle Américain. Ce serait trop simple. Et probablement ennuyeux.

Tel un cinéaste embarqué pour remonter le temps, il nous fait vivre cette partie de l’Histoire comme si on y était, à contre-courant de biographies et exposés souvent sans saveur, d’un classicisme et d’un conformisme intellectuel lénifiants, aussitôt lus aussitôt oubliés. Doté d’une riche documentation et d’une magistrale qualité narrative (et de pas moins de cinq ans pour préparer puis coucher cette histoire par écrit[4]), Dennis Lehane ne se contente pas bêtement de décrire des faits : il leur redonne vie.

Faisant apparaître entre autres John Edgar Hoover, futur chef du FBI, ou Babe Ruth, vedette du baseball, l’auteur prend deux personnages fictifs, Luther Laurence, un ouvrier noir, et Danny Coughlin, jeune agent de la police de Boston (que ses chefs, la plupart étant de sa propre famille, chargent d’infiltrer le milieu anarchiste et syndical), deux protagonistes sur lesquels il s’appuie pour plonger le lecteur dans un contexte particulier : celui de la fin de la Première Guerre mondiale, tandis qu’en parallèle émergent les mouvements bolchéviques et anarchistes.

En mêlant habilement fiction et réalité, le romancier parvient parfaitement à faire ressentir les peurs, la rage, les doutes, les espoirs et les coups de gueule des personnages mais aussi leurs poignantes histoires d’amour et d’amitié, tout comme la brûlante atmosphère politique et sociale d’une Amérique à l’aube des années 1920, imprégnée entre autres de racisme, de lutte des classes, de soldats rentrant du front, et d’une terrible épidémie de grippe.

On est très loin ici de l’évocation d’une époque figée dans le passé, complètement abstraite. Nulle nostalgie donc, mais plutôt un « cours magistral » rentrant de plain-pied dans l’histoire de ces hommes et de ces femmes pour nous faire partager leurs destins. Le côté « humain » de l’Histoire, celui vécu par ceux qui battent le pavé, un côté qui, estime-t-on généralement dans les mass medias et en haut lieu, n’intéresse que peu de monde.

Dennis Lehane a le talent pour restituer, par exemple, l’ambiance d’une réunion du syndicat de la police comme s’il y était (et nous avec), comme s’il y assistait, écoutant, observant et prenant note de tout, tel un journal de bord. C’est ce qui fait sa force : d’abord, parce qu’il évoque puissamment ces moments de vie, ces hommes, policiers, étant parfaitement conscients de jouer leur destin en plein tumulte ; ensuite, parce qu’il en ressort un évident et tragique écho à l’Histoire présente. Les doutes, colères et craintes ressentis par les personnages à propos de leurs conditions de vie et de travail sont exprimés avec une telle vigueur que l’on se demande parfois si l’on n’est pas plutôt avec les Indignados en Espagne, à New York City avec le mouvement Occupy Wall Street, ou en Grèce…

Les mêmes inquiétudes concernant un avenir quelque peu brumeux, les mêmes revendications concernant les mêmes difficultés économiques et, plus globalement, la même expression d’un profond sentiment d’injustice… Comme le résume si bien non pas Karl Marx mais l’un des personnages : « le système baise le travailleur »[5].

            « -T’as jamais remarqué que quand ils ont besoin de nous ils parlent de « devoir », mais que quand on a besoin d’eux ils parlent de « budget » ? […]

-Qu’est-ce qu’on est censés faire, Steve ?

-Se battre.

Danny secoua la tête.

-En ce moment même, le monde entier est en train de se battre. Combien de morts en France, en Belgique ? Personne n’a même un putain de chiffre à citer ! Tu vois un progrès là-dedans, toi ? »[6]

Profondément humaniste, âpre, vivant et dénué de manichéisme, Un pays… rappelle en vrac Germinal d’Emile Zola, Les raisins de la colère de Steinbeck, La couleur pourpre d’Alice Walker, ou plus récemment Les bâtisseurs de l’empire de Thomas Kelly[7]. On pense aussi, côté cinéma, à l’un des meilleurs films jamais réalisés sur un mouvement révolutionnaire (mais sciemment omis des manuels d’Histoire depuis belle lurette[8]…) : La Commune (Paris, 1871), de Peter Watkins.

Avec cet objectif, commun à Watkins et Lehane notamment, de donner la parole à celles et ceux que l’Histoire officielle ne prend pas la peine d’écouter. Ces auteurs parvenant en outre, chacun à leur manière, à accoler des éléments fictifs à l’Histoire pour donner encore plus de souffle à celle-ci.

            « A la lumière du jour, maintenant que les cris ne résonnaient plus et que les feux étaient éteints, les rues avaient perdu leur dimension effrayante, mais des traces flagrantes du passage de la foule subsistaient partout. Il ne restait pratiquement plus une seule vitrine intacte le long de Washington Street, de Tremont Street et des rues avoisinantes. Des coquilles vides, saccagées, se dressaient à la place des boutiques, devant lesquelles s’entassaient des carcasses de voitures calcinées. Devant les monceaux de détritus et de gravats, Andrew Peters se dit que c’était sans doute à quoi ressemblaient les villes dévastées par les batailles et les bombardements. »[9]

Pas inintéressant non plus de rappeler que le romancier originaire du Massachusetts a participé à l’écriture de certains épisodes de la série de référence The Wire (Sur Ecoute)[10]. L’aspect hyper réaliste et quasi documentaire de la série retrouve en effet certains échos dans l’écriture du roman : vivante, juste et fouillée.

            « -Tu te rends compte, au moins, qu’il y a un principe à respecter dans cette affaire, mon garçon ?

-Oh. Et lequel ?

-Pour celui qui porte un badge, la sécurité publique doit passer avant tous les autres idéaux.

-Pouvoir se payer à manger, ça aussi, c’est un idéal. »[11]

Parmi les références historiques du roman, il est plaisant (et logique) de croiser les noms de grands historiens tel le très regretté Howard Zinn et sa fabuleuse Histoire populaire des Etats-Unis, fresque historique allant de la « découverte » de l’Amérique jusqu’à notre époque tout en prenant l’Histoire à contre-courant afin, là aussi, de faire revivre celle-ci mais « de l’autre côté », donc tout sauf à partir des « récits historiques qui ne tiennent compte que du point de vue des conquérants […] »[12].

En prime nous est offert un regard sans concessions sur une Amérique post-Première Guerre mondiale (déjà) un peu paumée et en quête d’elle-même, plus proche de James Ellroy ou de George P. Pelecanos[13] que de l’American dream tant vanté et qui fit rêver des millions d’immigrants[14]. Un rêve qui s’est bien fané depuis aux yeux du monde, du fait d’une Amérique obsédée par elle-même, par ses mythes et par son irrépressible besoin de façonner le monde à son image…

            « -[…] Vous les Américains, vous n’avez pas d’histoire. Pour vous, seul le présent compte. Maintenant, maintenant, maintenant. Je veux ceci maintenant, je veux cela maintenant…

A ces mots, Danny se sentit gagné par l’exaspération.

-Pourtant, tout le monde semble bien pressé de quitter sa patrie pour venir ici !

-Bien sûr ! Les rues pavées d’or… La grande Amérique où tout le monde peut faire fortune… Et ceux qui n’y arrivent pas, alors ? Et les ouvriers, agent Danny ? Hein ? Ils travaillent, travaillent et travaillent encore, mais s’ils tombent malades à force de travailler, le directeur leur dit : « Bah, rentrez chez vous et ne revenez pas. » Et s’ils se blessent ? Pareil. Vous les Américains, vous avez tout le temps le mot « liberté » à la bouche, mais moi je ne vois que des esclaves qui se croient libres. Je vois des usines qui exploitent les enfants et les familles, et…

Danny l’interrompit d’un geste.

-Et pourtant vous êtes là. »[15]

Après entre autres Mystic River, Shutter Island et sa trilogie Patrick Kenzie - Angela Gennaro, Lehane signe ici une œuvre singulière, foisonnante, roman à la fois policier, social, politique et historique[16].

Intemporel et universel, intime et poignant.

Un vrai coup de maître.

La question qui peut se poser est : quel cinéaste digne de ce nom pour, éventuellement, porter à l’écran un tel roman, aussi puissant que passionnant ?[17]

Jérôme DIAZ

P.S. Un conseil pour le lectorat hexagonal : si l'on n'est pas un minimum au fait des techniques de base du baseball, comme la différence entre le « lanceur » et le « receveur », le nombre de « bases » sur un terrain, le sens dans lequel les joueurs doivent courir, etc., il peut être judicieux de se renseigner un peu sur le sujet, via Internet par exemple...


[1] The Given Day, en "version originale". Publié en France chez Rivages/Noir en 2008 ; 864 pages. Propos cités page 340.

[2] Tous adaptés au cinéma : par Clint Eastwood, Ben Affleck, et Martin Scorsese.

[3] Suite d’Un pays à l’aube se déroulant dix ans après, durant la Prohibition. L’acteur-réalisateur Ben Affleck (The Town, Gone Baby Gone, Argo) en a déjà acquis les droits pour l’adapter, le réaliser et y tenir le rôle principal (rien que cela !) : http://www.myboox.fr/actualite/ben-affleck-adapte-ils-vivent-la-nuit-de-dennis-lehane-ac-23461.html.

[4] Comme cela est expliqué dans un documentaire consacré à son travail, et diffusé sur 13e Rue : https://www.youtube.com/watch?v=OzROwIEbZvw.

[5] Page 64.

[6] Page 102.

[7] Polar dépeignant le monde ouvrier dans le New York des années 1930, sur fond d’édification de l’Empire State Building.

[8] Aucun livre d’Histoire, que ce soit en collège ou lycée, n’en fait mention…

[9] Page 775.

[10] Série policière inspirée des récits de l’ancien journaliste et co-auteur de la série David Simon, se déroulant sur cinq saisons et suivant le quotidien d’une équipe de policiers luttant contre le crime organisé et le trafic de drogue à Baltimore (Maryland). Pour son réalisme et sa qualité d’écriture scénaristique notamment, la série est étudiée dans des écoles de police et certaines facultés de droit, en France et aux Etats-Unis.

[11] Page 426.

[12] Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis. De 1492 à nos jours, Editions Agone, page 29. A noter que la société de production indépendante Les mutins de pangée en prépare actuellement une adaptation sous forme documentaire. Le terme « indépendant » prend ici tout son sens : ce sont en effet les internautes qui, en commandant le futur film via le site internet de la société de production, permettent à celui-ci de se réaliser (pour la recherche d’archives et le montage par l’équipe de réalisation, etc.). Pour plus d’informations : http://www.lesmutins.org/Howard-Zinn-Une-histoire-populaire.html.

[13] Fameux auteurs de romans policiers dont les intrigues se déroulent dans leurs villes natales, Los Angeles et Washington, D.C. George Pelecanos a lui aussi participé à l’écriture -et à la production- d’épisodes de la série The Wire (cf. note n°10).

[14] L’immigration : autre aspect abordé dans le roman, le personnage du jeune policier Aiden « Danny » Coughlin étant d’origine irlandaise tout comme certains de ses supérieurs, notamment son parrain le Lieutenant McKenna (et à l’image de l’auteur Dennis Lehane et d’une grande partie de la population de Boston).

[15] Page 215.

[16]Dans un documentaire (« Dennis Lehane on Key Locations of The Given Day », http://www.youtube.com/watch?v=cp28W6OnzxAn, en anglais non sous-titré), Dennis Lehane explique qu'écrire sur l'Amérique "post-11 Septembre", sur la "génération You-Tube", etc., ne l'intéresse pas vraiment, et résume ainsi son envie de raconter par le roman cette grève des policiers à Boston : « I think I can look at the present by investigating the past » (Je crois pouvoir observer/comprendre le présent en cherchant dans le passé).

[17] Le réalisateur Sam Raimi (Un plan simple, Le monde fantastique d’Oz, Mort ou vif, Spiderman, Evil Dead) était pressenti avant que les questions concernant l’adaptation d’Ils vivent la nuit ne redeviennent prioritaires.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.