Quand on enseigne depuis plus de vingt-cinq ans les lettres modernes à des élèves de collège, successivement en Seine-Saint-Denis et à Paris, on a vu passer quantité de réformes en tous genres, dont le dénominateur commun fut le plus souvent la déception. Mais cela finit par être désespérant de découvrir, une fois encore, qu’un ministre de l’Éducation nationale propose d’agir, pour pallier les difficultés scolaires des collégiens, de la façon la plus absurde qui soit. Qu’est-ce qui vient immédiatement à l’esprit, pendant la lecture du courriel envoyé aux enseignants sur le « choc des savoirs » ? Ceci : ce qui choque est, hélas, davantage l’aplomb avec lequel le ministre annonce comme remèdes aux difficultés que subit le collège des choix pédagogiques parmi les plus injustes et inefficaces qu’on puisse envisager. Un aplomb qui cache difficilement la méconnaissance que ce qui anime dans une classe le désir d’apprendre.
Choisir de réformer les 1er et le 2nd degrés dans la foulée des enquêtes PISA renseigne déjà sur ce qui prédomine dans l’esprit du ministre : les résultats d’une enquête internationale où la France ne fait pas partie de l’élite. L’image de la nation à la traîne est écornée. Ce que dit l’enquête PISA ne se réduit pas aux résultats en Mathématiques et en Français, mais c’est sur eux essentiellement que le ministre s’attache à communiquer et à montrer son volontarisme. À l’image de nombre de ses prédécesseurs, le ministre veut aussi laisser croire que les décisions qu’il annonce émanent des contributions du monde enseignant. Comme toujours quand on veut faire avaler une pilule amère, on fait mine de partir de la base. Personne n’y croit sérieusement : chacun sait que tout est décidé au ministère, que ce dernier est passé maître dans l’art d’orienter les réponses d’une consultation dans la direction qu’il souhaite, et que les enseignants doivent les appliquer, quoi qu’il leur en coûte. C’est tout de même ennuyeux de clamer son grand respect pour les enseignants et se moquer d’eux aussi éperdument.
Il est aussi frappant de constater que dans sa lettre, le ministre ne parle pas de nos élèves, mais de leur niveau. Il n’y a que ça qui semble le préoccuper, leur niveau. La personnalité de l’élève, son histoire scolaire, familiale, sociale, cela n’apparaît pas. Pourtant, le fameux « niveau » d’un élève, que le ministre se garde bien de définir (qu’entend-il exactement par « niveau » ? Quels en sont les critères d’évaluation ? Tout cela n’est pas clair dans la lettre du ministre), est la conséquence de la complexité d’un parcours personnel fait, ou défait, par de nombreux facteurs.
Le « défi de l‘élévation de niveau » gomme enfin étrangement ce que tout le monde constate pourtant depuis longtemps : les inégalités criantes au sein du système scolaire. Pire encore : il ne pourra qu’en accentuer les méfaits puisque les solutions prescrites fièrement sont déjà pleines de rhumatismes à force d’avoir démontré leur inefficacité en matière de résultats, et leur nocivité en matière de relations entre élèves et de climat scolaire.
Pour justifier la mise en place des groupes de niveaux., le ministre évoque une « trop grande hétérogénéité » dans les classes. C’est l’un des rares constats qu’il serait possible de partager, à ceci près qu’il n’est pas possible de le généraliser à tous les collèges et qu’il est instrumentalisé sans scrupule. Il est en un sens plus facile de travailler avec des groupes d’élèves homogènes, et c’est là toute la perversité d’annoncer le retour des groupes de niveaux. Pourtant, l’hétérogénéité ne devient un frein dans les apprentissages que si un écart particulièrement important rend impossible l’échange entre un élève en très grande difficulté avec un autre très à l’aise. Mais cet état de fait est rare. L’échange dans une classe n’est jamais a priori impossible, à condition de créer des passerelles entre les élèves qui leur permettent de se rejoindre. Décider de supprimer l’hétérogénéité, comme le fait trop rapidement le ministre, en séparant les élèves dans des groupes distincts selon leurs niveaux respectifs, est une réponse fallacieuse à la gestion de l’hétérogénéité : cela empêchera de fait les interactions entre des élèves aux connaissances et aux acquis différents. On a coutume d’appeler cela l’émulation. C’est ce qui fait le cœur de notre travail : rendre accessible et si possible désirable à tous les élèves ce qu’ils ne connaissent pas encore, ce qu’ils ne maîtrisent pas encore. Or, cela nécessite de l'hétérogénéité dans une classe, C’est le défi difficile et exaltant de notre quotidien d’enseignants. Sans hétérogénéité, on fossilise le dialogue et l’enrichissement mutuel des élèves. L'épanouissement et l'émancipation de chacun se construisent en relation avec la diversité des connaissances, des visions, des intuitions qui circulent dans une salle de cours. Figer un élève dans un groupe de niveau homogène, c’est lui intimer l’ordre de rester ce qu’il est, alors que l’apprentissage consiste à conduire chaque élève à chercher qui il va devenir. Pour cela, il faut du temps, il faut du mouvement, des échanges, sans quoi le plaisir de la recherche et l’attrait de la découverte sont étouffés. Dès qu’un collégien appartient à un groupe figé, il est exclu des autres. Il importe au contraire de préserver les diversités de profils au sein des classes. C’est un non-sens pédagogique d’uniformiser les élèves en groupes homogènes. Cela leur interdit la liberté d’écouter ceux qui voient le monde différemment, cela leur interdit d’user également et ensemble de leurs intelligences et de les confronter. Cela leur interdit la fraternité. Comment être fraternels quand on ne travaille pas ensemble ? Quand on n'est pas dans la même salle ? Quand on n'entend pas les autres s'exprimer ?
C’est dans la nature de l’enseignement de créer des conditions de travail où les élèves qui ne se ressemblent pas réfléchissent ensemble, où de l’inconnu circule au sein de la classe. C’est ce que rend accessible le collège unique, dont on a pourtant déjà, depuis longtemps, rendu l’effectivité bien précaire, avec notamment la définition de la carte scolaire, le jeu des options, et les dérogations vers le privé qui réduisent et parfois empêchent le rassemblement de profils hétérogènes. Le collège unique est le contraire de l’entre-soi. Le ministre aurait été bien plus inspiré de permettre, avec le volontarisme qu’il affiche, une mixité sociale et scolaire ; cela aurait des effets bien plus fructueux. Pourquoi ne le fait-il pas ? Prendrait-il un risque politique ? Au lieu de cela, par les groupes de niveaux, il imprime dans les esprits des élèves que certains sont meilleurs (ceux qui « s’envolent »), que d’autres sont moyens, ou faibles (ceux qui « comblent »). On ouvre grandes les vannes de la dépréciation de soi ou de l'orgueil mal placé, conscients ou inconscients. Le contraire de l'épanouissement et de l'altruisme. Les élèves auront vite fait de traduire cela avec leurs mots sans fard : « Tu es dans le groupe des nuls ? Moi, je suis dans celui des forts ». Certains parmi les stigmatisés vont prendre sur eux, les autres sombreront silencieusement dans le lourd fardeau du mépris de soi, silences qui n’atteindront jamais ni les bureaux du ministère ni ceux des rectorats, pourtant mobilisés, à juste titre, sur la question du harcèlement, lui aussi facteur de renfermement sur soi. On peine à trouver de la cohérence dans tout cela. Quel beau modèle, quelle belle histoire éducative on construit pour les élèves ! En agissant ainsi, le ministre démontre que le système éducatif s’appuie sur les inégalités déjà existantes dans la société pour s’organiser et les accentuer, au lieu de les rejeter comme socle d’organisation afin de permette à chacun de se construire sans stigmatisation.
Le ministre aura beau nier l’évidence, il ne pourra éviter que sautent aux yeux de tous les effets délétères des groupes de niveaux, confirmés par les études : l’abandon de l’hétérogénéité aura pour conséquence de supprimer les interactions de savoirs entre les élèves, et un plus grand écart scolaire entre les « forts » et les autres, dénigrés de fait. Est-ce de cela que les élèves ont besoin ? Non. Que cela ne soit pas une évidence pour le ministre est désolant. Avec le « choc des savoirs », ce sera une école triste et laide qui se privera de la beauté et de la joie de les construire en les démocratisant, collectivement.