C'est rare d'inventer des genres littéraires. C'est rare d'inviter dans la littérature des personnages qui n'y avaient pas encore leur place. Ça lui redonne des couleurs, elle qui se sent parfois ternir, à force de voir se répéter les mêmes traits de la part de ceux qui s'en réclament. Les Couleurs réinventent le tombeau : tombeau pour des êtres disparus de leur pays, disparus de leur famille, et qui disparaissent aussi, parfois très vite, de leur "classe". Tombeau, non pas pour des morts, non pas pour des hommes illustres, mais pour des enfants pauvres et déracinés arrivés en France après on ne sait quel périple, qu'on coince une fois scolarisés dans un recoin de cour de récréation. Les Couleurs invitent donc les adolescents scolarisés dans les UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) à entrer dans la littérature. Pas rien. Le récit d'Amandine Hamet est un geste inédit, un battement de cœur et un regard attentif, musical. Un tombeau pour des disparus que la vie n'a pas ménagés, qui réapparaissent, ailleurs. Ironie mordante et clairvoyante de la narratrice : "J'apprends à lire aux gamins, dans un pays qui n'est pas le leur, car ils ne peuvent plus aller à l'école chez eux à cause de nous. La logique du monde."
Sans négliger les travers de cette logique qui gouverne, une autre, celle du vivant, circule heureusement dans les chapitres. Hauteur de vue suggérée par les titres des trois parties qui structurent l'ensemble du récit, tout en désignant le parcours de ces jeunes : arrivée, décollage, envol (tandis que l'institution, dont on connaît la lourdeur, parle, au sujet des déplacements géographiques des professeurs, le mot plus lourdaud de mutation). Les oiseaux ici, contrairement à ce que déplore, avec son humour noir désopilant, Chaval, ne sont pas des cons, sans doute parce que ce ne sont pas encore des adultes (certains adultes, il faut dire que ce n'est pas simple, ne savent pas très bien comment faire avec les enfants, les adolescents) ; focale resserrée sur des visages, des comportements, des silences, des voix, des coups. L'art du trait et du portrait percutant et humain réunit finalement Chaval et Amandine Hamet.
Ces élèves qui sont au centre des Couleurs n'ont pas l'intention, quand ils arrivent en France, d'émouvoir, mais leur force provient justement de l'émotion qu'ils procurent, du mouvement qu'ils déclenchent chez l'autrice, sur les redéfinitions qu'ils suscitent en elle (puis chez le lecteur). Par exemple, voir le chapitre sur "la beauté". Autre chapitre, "je me décentre". Ce n'est pas sans effet de traverser des frontières. La beauté qui se peint dans les corps et les esprits pendant les épreuves est sans fard, elle éclaire d'une autre façon le monde (un peu) usé qui nous environne, dans lequel notre peau comme dans un bain chaud se ramollit. Elle fait naître des quantités de points d'interrogation, ils fleurissent au bout des phrases (une vingtaine dans le chapitre "la beauté"), tortillés sur eux-mêmes. La tentative de réponse à ces questions sera leur possible épanouissement. Contraire de la beauté : la mollesse, la sécheresse : "si je baisse les bras et décide de quitter l'enseignement un jour, je ne serai plus nourrie par cette beauté-là". Beauté, décentrer, même principe : bousculer les apparences, gratter, faire mal, cicatriser, nouvelle peau.
"La différence, tu la comprends quand elle te touche". Quelque chose d'essentiel surgit dans cette "petite société", dans cet îlot minuscule, dans ce livre tactile. Les Couleurs témoignent de ce mouvement par une écriture vive, légère et agrippante. Comme son élève Salimata qui "s'empare du micro et rien ni personne ne peut l'arrêter", l'autrice, dans chaque phrase, tricote celle qui la précède, démaquille par l'humour ce qui pourrait - les épreuves, les appels à l'aide - noircir le trait, avance coûte que coûte, rejoue, relance. L'ensemble forme un tout fragmentaire (réparer les vivants, dit Platonov) qui n'est pas un système. Il s'agit plutôt de mettre en lumière ce que le système (éducatif) néglige, manque. Mais pas seulement. Les élèves et leur professeure sont à l'intérieur de lui comme contre des murs sur lesquels les paroles prononcées et écrites résonnent, rebondissent. Le livre ouvre cet espace, une boîte, une enveloppe. Chaque chapitre, bref, développé, est un fourmillement. Bouillonne face à la négligence, au laisser-aller. Accueille ce qui germe, souffre, échoue, gronde, luit, prend le monde des insultes, des "coups bas" que les élèves eux-mêmes peuvent observer, connaître, rechercher, menace et se manifeste. Que faire avec ? Proposer une autre sorte de contact : Amandine Hamet décrit un jeu consistant à se déplacer dans un espace (le gymnase), à fixer une partie du corps d'un autre élève, à se rapprocher et à toucher l'endroit choisi du corps de l'autre. Question d'élève : - On est obligés de se toucher, vraiment ? - Oui. [...] Pensez haut et bas : pas que le dessin sur le pull, les genoux aussi, le dos, c'est possible. Mais doucement. [...] En cette fin de matinée, une dizaine de grands et petits sont agglutinés les uns aux autres. [...] Ça tremble et le grondement les saisit. Ils se mettent à rire. Tous ensemble, filles et garçons". Être touché.
La littérature est parfois une cabine de massage multicolore. On peut s'y rendre le cœur allègre.