Un peu avant, j’ai dirigé mon regard vers la table où l’enfant concentrait toute son attention à la peinture qu’elle avait commencé. Une toile cirée rouge à pois blancs sur la table de bois pour la protéger, le tablier transparent sur les épaules, les pinceaux en vrac sur la table, le torchon pour essuyer, les tubes de toutes les couleurs à côté des pinceaux, un joyeux bazar. Pendant qu’elle fredonne, les couleurs s’étendent sur le rectangle blanc, traduction de l’état du jour, lui-même réceptacle d’informations inconscientes débordant par le pinceau. L’enfant relève la tête. Nos regards se croisent, immédiatement suivis de nos sourires éclatants. Le sourire dit : regarde, je peins de la lumière. C’est exactement cela. L’enfant me montre sa peinture : l’exacte réponse à la grisaille du dehors qui depuis quelques jours se prolonge. Cette fin de journée est aussi, à cet instant, pour l’enfant qui peint, comme pour l’adolescent qui écoute dans sa chambre la musique, le début des vacances. La feuille reçoit et donne un cadre à ce qui a mariné dans l’esprit de l’enfant et s’en libère.
Un peu avant, j’ai jeté une oreille pour tenter de reconnaître le morceau de musique. L’adolescent, après avoir monté quatre à quatre les escaliers, a fermé la porte de la chambre pour mieux s’immerger dans les rythmes des morceaux de musique. Personne ne peut le voir. J’entends le fond sonore, les pieds qui percutent le sol, j’imagine le corps qui danse et libère l’énergie condensée en lui qui déborde maintenant dans le désordre et rejoint les sons déversés. Les murs donnent un cadre à ce qui a mariné dans le corps de l’adolescent et s’en libère.
Un peu avant, sont remontées en moi des impressions de toutes sortes, comme souvent au terme d’une période de travail qui s’achève. Dans l’esprit, dans le corps, la fatigue rôde, monte, mais moins virulente que le désir d’écrire et de lire, pendant des heures, avec sa force irrésistible, qui réapparait sans prévenir, comme un contrepoids, comme un souvenir savoureux, sûr de son attrait.
Un homme inconnu, parmi tant d’autres femmes et d’autres hommes, a décidé, un jour parmi tant d’autres, qu’un groupe d’adolescents s’exerce à un exercice, quelque chose comme : « allez-y, cherchez à vous confronter à une part du réel et à vous faire une idée de ce qu’il comporte comme déclinaison subversive, car il se peut qu’elle nous malmène, qu’elle nous bouscule, mais aussi, pour peu qu’on la regarde en face et qu’on la reçoive sans préjugé, qu’elle déride notre faculté de penser, de douter, qu’elle offre une trajectoire différente de celles qu’on entend habituellement, un exemple possible d’affranchissement pour des servitudes intérieures dont on n’est pas conscient, et qui viennent occulter la diversité du réel, perturber notre perception et notre compréhension de lui, et freiner notre élan vers la vie ».
Je regarde dehors, la nuit approche tranquillement, c’est comme si elle hésitait, comme si son apparition était encore irréelle, mais elle surgit quand à propos de cet homme le mot décapitation apparait devant mes yeux, comme une déchirure tragique dans ce qu’il a tracé pour ses élèves, mais aussi dans la peinture de lumière, et dans la danse, que j’ai vus dans la peinture et que j’ai entendus dans les pas de danse, dans la montée du désir.
Ce jour devient et restera le jour tranchant, inimaginable, le jour de l’absence de cicatrice. C’est le jour de l’impossibilité de recoudre.
Je ne veux pas laisser seules, en l’état, l’absence et l’impossibilité, prendre toute la place. Comme instinctivement, je les associe à la « blessure violette » dans la nuit finissante, dans Le Chant du monde, dont j’ai parlé la veille à un groupe d’adolescents, et qui s’invite en moi : la blessure, dans le roman de Giono, c’est la première trace du jour qui déchire la nuit dans le ciel. Ce n’est qu’une blessure et une inscription provisoires, promises à la disparition. Elle sont la source par laquelle la vie et la nature viennent s’animer. C’est cette déchirure matinale que je veux garder à l’esprit, parce qu’elle se présente comme en vis-à-vis de l’autre, comme réponse à la dévitalisation, à l’interdit de l’exercice du doute et du partage. Elle est chaleur, esprit et sang qui alimentent la vie : – Le monde a du bien et du mal. Tu as encore beaucoup de bien à sentir. – Je ne sais pas, dit-elle, mais tu as bien fait de parler.
Il y a autour de cette absence et de cette impossibilité les paroles et les corps et les dessins qui ne peuvent pas s’arrêter de couler car ils débordent tous de multiples sensations naissantes sur la vie. Tous, ils font surgir nettement l’erreur radicale de vouloir y mettre fin, contraire à toutes les lois, écrites ou non, et peu à peu redonnent à la vie sa vraie place dans l’état des jours à venir. La pire expression humaine qui soit, le meurtre, se perd dans toutes celles où la liberté traverse naturellement l’espace car le désir qu’on a d’elle n’a pas de cesse.