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Billet de blog 27 octobre 2021

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Sandra Lucbert, la langue capitaliste et l'œil de la littérature

Dans Personne ne sort les fusils, publié au Seuil l'an dernier, réédité dans la collection Points, il est question de bouffer et de liquider l'humain, pour le profit de quelques-uns.

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La littérature s’occupe de tout. Rien ne l’indiffère. Elle porte partout son regard. Elle pose des questions, elle révèle. Par exemple, dans quel monde on vit ? Tout dépend de quel côté on vit. Ce qui réunit peut-être l’humanité tout entière, malgré cette histoire de côté, c’est la famine. On en le dit pas assez, mais on a tous faim. Même les systèmes. La famine. La famine ruine des vies par milliers, on le sait. Mais quoi, le capitalisme a faim aussi, à sa façon. Pourquoi lui reprocher son appétit féroce ? Il a une faim inouïe, insatiable. La famine du capitalisme, c’est « une richesse pas palpable », écrit Sandra Lucbert. Vous ne voudriez pas le priver non plus ? C’est notre enfant. Il veut tout toucher, tout bouffer. Il bouffe, il bouffe tout ce qu’il peut, jamais repu. Me revient en mémoire La Grande bouffe. Ses collaborateurs : l’actionnaire, le financier, le dirigeant, etc, ce genre de dénominations, reproduisent la faim capitaliste, comme ça, bien obligés dit-on, et elle ruisselle, quel joli mot. Tous ont faim de la faim du capitalisme. Ils y travaillent. La carte est rédigée, mais pour qui cuisiner avant de se mettre à table ? Les employés cuisinent pendant que les dirigeants attendent à leur table. Et si ça n’est pas bon, ils les cuisinent, à leur façon, de sorte qu’ils crient famine, eux aussi. Pour qu’ils les comprennent. Même étudiant, voyez, la famine pointe son nez. Le capitalisme leur a glissé à l’oreille à tous que sa faim insatiable est dans l’ordre des choses, leur a bourré le crâne tout en bourrant son estomac. Il a fait son prof. Profit, profiter, précarité.

Il arrive que l’on puisse faire une pause dans la course à la famine. C’est le bon moment. S’appuyant sur Proust, Sandra Lucbert précise que la littérature permet de « donner des yeux à la pensée ». En lisant, ne détournez pas le regard, restez bien face à ce que la justice, en partie épargnée par la faim, encore dirigée par un principe de justice, met en lumière lors du procès France Télécom-Orange (2019), restez bien à l’écoute, malgré les bourrasques que cela pourrait bien provoquer dans votre esprit. Sandra Lucbert le dit : « Toute notre mécanique sociale devrait comparaître ; et c’est impossible, car nous sommes à l’intérieur ; elle dicte nos présupposés. On ne la voit pas : c’est par elle qu’on voit ». Le tribunal « parle la langue qu’il accuse ». Il est question dans ce procès de « harcèlement moral à l’échelle d’une entreprise ». Il est question de liquider 20 % des effectifs en trois ans (22 000 employés) : ça porte le joli nom de « crash program ».

Poser son regard sur un moment limite, le temps d’un livre court, mettre l’accent, grâce aux écarts permis par les lectures du Quart-Livre, de La Colonie pénitentiaire (Marie José Mondrian lui a consacré un livre, publié en 2020), de Bartleby, d’Orange mécanique, sur ce qui jaillit et saute aux yeux, à l’occasion de la confrontation de la justice et du capitalisme : la mise à nu de « la guerre des classes » ; la déraison de vouloir exclure, toujours, ceux qui ne sont pas à la hauteur, qui ne participent pas bien, pas assez à la course au profit ; la volonté de se donner les moyens d’accélérer l’exclusion de ceux qui ralentissent le flux. Les exemples de vies bousillées ponctuent l’analyse de la langue managériale, de la langue du pouvoir capitaliste, et font ressentir à quel point cette langue se débarrasse des humains, sans vergogne. Elle va plus loin, cette langue, quand c’est elle qui est dans le collimateur, quand la question de sa justice se pose : pour elle, ce sont les humains qui sont responsables des drames, trop fragiles, les humains, pour supporter le rouleau-compresseur. Sa présence dans un tribunal, sa potentielle condamnation sont condamnables.

« Un monde n’est pas inéluctable ; c’est une version des rapports humains temporairement victorieuse. » Ce monde n’aime pas être peuplé par les vies qui ne le servent pas en se soumettant gentiment, car elles gâchent « la fête ». Il les broie pour que seule sa vision impitoyable et criminelle de la vie domine. Mais la littérature, s’en écartant, définit sa mise en procès, tout comme Sandra Lucbert, dans une mise à nu percutante, corrosive, de l’inhumanité de la langue et du système capitalistes.

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