J+ 0 : en ce lundi 16 mars, le sentiment est bizarre. Mon lycée est fermé. Mon trajet habituel, à pied, écouteurs dans les oreilles, n’allait plus se faire.
Après des années de lutte contre le tout numérique au lycée (nos élèves ont tous reçu un ordinateur de la part de la région Grand Est), le fait d’avoir expliqué, du moins, tenté d’expliquer, le problème du tout écran, des dérives, de l’impact écologique également (obsolescence programmé, le fait qu’une usine spéciale….en Chine…(sic), se charge de la confection de cet ordinateur).
Oui, après tout cela, le numérique était devenu la sacro-sainte arme de la fameuse continuité pédagogique.
Dès le départ, pas de panique. Il est hors de question d’assommer mes élèves de classes virtuelles, de travail de dingue, de refaire 50 000 choses, de « réinventer » et de « créer » pour citer les injonctions ministérielles et rectorales.
Mon objectif était tout d’abord de rassurer, de dire aux élèves qu’on était là, de s’assurer qu’ils étaient dans de bonnes conditions, du moins supportables, car non, tous les élèves ne sont pas égaux.
Les premiers mots d’ordre pour moi étaient : bienveillance, compréhension, accompagnement et écoute. N’ayant que des classes à examen, plutôt que de leur « enseigner » de nouvelles choses, ma volonté était de leur apprendre, l’autonomie, la curiosité, relire leurs cours, revoir les documents et noter leurs questions, noter ce qu’ils avaient compris, s’approprier les connaissances, faire preuve de recul, d’esprit critique et d’analyse.
J’étais prêt. Prêt à les aider, à leur répondre, prêt à aller garder les enfants des soignants s’il le fallait… et puis, malheureusement non…
C’est ce soir là, que tout allait être différent.
J+1 : mardi 17 mars 2020
Je me réveille, prêt à faire ‘cours’…mais je me réveille peu en forme. Un sentiment de mal-être, un petit mal de gorge.
Cela est sûrement dû au stress immense des derniers jours : formation avec de nombreux Haut-Rhinois, un aller-retour express à Paris pour le compte des concours de recrutement, les annonces successives de fermetures des écoles puis des restos, des bars, des cinémas.
Les amis italiens de l’époque d’Erasmus 2005 avait pourtant prévenu depuis des semaines : préparez-vous, pourquoi vous ne nous écoutez pas, pourquoi les schtroumpfs se rassemblent, pourquoi le président dit d’aller au théâtre, pourquoi vous allez voter, pourquoi les supporters du PSG ont le droit de se rassembler, on vit l’horreur en Italie…et ça c’était début mars…
Je prends ma température, 37,7°. Rien d’inquiétant, ça va aller mieux…
Je vaque à mes occupations d’enseignant à distance.
La journée n’est pas au top, la fatigue s’installe, ça va passer.
Mais en fin de journée la température est à 38,4°… c’est bien sûr à ce moment que le thermomètre décide de rendre l’âme.
Allez, un paracétamol, de la vitamine C et on en parle plus…
J+2 : Mercredi 18 mars 2020
Nuit moyenne mais supportable…la fièvre est toujours présente, je ne peux la mesurer mais je la sens. Fatigue de plus en plus présente.
Aucun autre symptôme, pas de toux, pas de nez bouché, pas de problème respiratoire.
Mais la première nuit difficile allait s’annoncer : je ne peux toujours pas prendre ma température, rupture de stock partout. Mais j’ai sué toute la nuit, je dégoulinais de sueur, le lit était trempé, tellement trempé qu’il a fallu changer les draps. Je ne crois pas avoir ressenti une telle fièvre. Je me dis que j’ai bien frôlé les 40°…
J+3 : Jeudi 19 mars 2020.
Ça y est, la toux commence, petite toux. Rien de dingue, mais elle est là, bien présente, la température ne baisse pas. La fatigue continue.
De véritables montagnes russes, à 4h du matin, je suis réveillé. Limite en forme.
Puis à 8h, la fatigue prend le dessus, je dors jusqu’à 14h. Une fatigue léthargique et paralysante : ce sont les seuls mots que je peux utiliser, elle est indescriptible et surtout unique. Jamais je n’ai ressenti une telle fatigue.
Il faut que j’appelle le médecin, je n’ai pas le choix. Sachant que les ‘troubles digestifs’ pour être poli se font nombreux et violents. Je vais être trash mais vrai : je pisse littéralement du cul.
J+4 : Vendredi 20 mars 2020.
La fièvre ne tombe toujours pas, la toux se fait de plus en plus régulière, les poumons brûlent légèrement. Les troubles digestifs n’en finissent pas.
Rendez-vous pris en vidéo conférence avec mon médecin traitant : il note tous mes symptômes, m’entend tousser et me pose une question à laquelle je ne m’attendais pas : « Avez-vous du goût et l’odorat ? »
Euh, je n’ai pas fait attention mais maintenant que vous le dites, en effet…RIEN.
C’est lui qui m’apprendra que c’est un des symptômes.
« Cela ne fait aucun doute M. Turin : la dernière fois que vous avez eu la grippe c’était en 2013. Vous êtes enseignant, vous êtes à risque.
Les mots tombent : « vous êtes atteint du covid19 »
Tu le sais intérieurement mais putain quand on te le dit… ça fait mal. Je rigolais à ce moment-là d’avoir un arrêt de travail sur lequel était mentionné covid19, que j’ai photographié et que je garde précieusement.
Repos, paracétamol, sirop pour la toux et vitamine C et D. C’est tout.
Et maintenant place au chemin inverse…qui ai-je côtoyé ? quand ? comment ?
Putain mes parents… oui je les ai vus encore ce lundi mais j’appliquais déjà la distanciation sociale, je ne les ai ni embrassés, ni approchés.
Personne de malade par rapport à la réunion à Paris…ouf…mais ça ne fait qu’une semaine. L’ai-je chopé au retour ? dans le train ? dans le métro ?
Pourtant ça fait des semaines que je pratique la distanciation sociale, que je me balade avec le gel hydroalcoolique, etc…
Bref…j’ai le covid19.
J+5 : Samedi 21 mars 2020
Oui, il est sorti de réanimation.
X et Y sont emmenés aux urgences, A, B, C, D et E sont malades.
Qui sont ces lettres ?
Des collègues et des anciens collègues. Au total plus d’une quarantaine de personnes que je connais et qui partagent le même métier – enseignant - sont touchées. Plus ou moins gravement.
Mais des dommages collatéraux, leurs proches sont touchés également, leurs conjoint(e)s , leurs enfants (pour tout le monde en effet, « juste » une petite fièvre), mais malheureusement aussi leurs parents, avec une finalité, malheureusement de décès.
Forcément, ça ne rassure pas. Et tu vois encore des gens insouciants, vivre leur vie comme avant.
Je ne jette la pierre à personne. Tant que ça ne nous touche pas, on ne s’en soucie pas. C’est le propre de l’individu, le propre de chacun. Nous avons plus ou moins de compassion et d’empathie, cela est dû à notre éducation, environnement, domaine professionnel, etc…
Certains sont plus tournés vers les autres, d’autres moins. On est forcément plus touchés par l’attentat de Strasbourg que par l’attentat de Kaboul. C’est logique et humain, pourtant c’est la même tragédie humaine. Chacun, en fonction des ses sensibilités, réagira différemment.
Et puis comment en vouloir aux gens ? On leur dit tout et son contraire chaque jour, une vérité le matin est balayée dans la journée. Au lieu de dire tout simplement : on ne sait pas.
Selon les régions aussi, je comprends les gens du Sud-Ouest, ça ne les touche que de loin. Alors qu’en Alsace nous l’avons pris de plein fouet.
J+6 : Dimanche 22 mars 2020
La fièvre ne tombe toujours pas, mon état est stable. Pas rassurant mais stable.
Mais la panique me gagne. On parle d’emballement du système immunitaire entre le 7ème et le 9ème jour. Il faut surveiller.
Et puis je pense aux gens côtoyés, notamment mes parents : ils sont en formes, oui mais ça ne fait qu’une semaine.
Les journées passent vite, on prend soin de moi, j’ai beaucoup de chance. Je dors, je dors, je dors.
J+7 : Lundi 23 mars 2020
Etat toujours stable, les nouvelles des autres collègues sont moyennes. J’apprends que F, G et H sont également atteints.
Mes cheffes prennent des nouvelles de moi, c’est adorable.
J’apprends des décès de proches de collègues. Bref, c’est le drame.
J+8 : Mardi 24 mars 2020
Le pire jour, les brûlures pulmonaires et la pression sur la cage thoracique sont très handicapantes. La respiration est saccadée, pourtant je tousse très peu. La fièvre semble calmée mais le reste des symptômes est persistant. Je suis en léthargie complète, le moindre mouvement me fait mal, m’essouffle et me plonge dans une fatigue extrême.
La respiration est moyenne : est-ce ce fameux emballement immunitaire ? est-ce psychologique ? est-ce l’angoisse ? l’environnement anxiogène ?
J’hésite. Que dois-je faire ?
Je me calme, j’essaie de reprendre mon souffle, je m’endors.
Tiraillé entre la peur et l’angoisse. Appeler le 15 ? On parle de saturation des hôpitaux de la région, non je ne peux pas ‘encombrer’ le service. Oui mais si ça s’empire ?
Calme-toi. Rien d’autre à faire. Ça va aller.
Je n’appellerai pas le 15.
Je me calme.
J+9 : Mercredi 25 mars 2020
La fatigue et l’essoufflement sont présents. Mais la fièvre est tombée. Enfin.
J+10 : Jeudi 26 mars 2020
Je décide de me lever, je le peux, je peux enfin bouger, « m’activer ». Mais l’essoufflement est bien présent, chaque activité est comme un marathon (bon ok je n’ai jamais fait de marathon mais vous voyez l’image). Soufflant comme un bœuf pour avoir pris une serpillère et javellisé le sol de la chambre.
Parler est difficile, j’ai l’impression d’avoir des problèmes d’élocution, je cherche mes mots, je bafouille…
J+11 : Vendredi 27 mars 2020
Toujours pas de goût ni d’odorat. Comment un plat rempli de poivre et de piment d’Espelette peut-il avoir un goût neutre et fade ?
Les problèmes digestifs sont toujours présents. Je suis ravi. Le médecin a dit au moins deux semaines.
Je prends mon mal en patience, je ne me plains pas, des gens sont à l’hôpital.
J+12 et +13 : weekend du 28 mars 2020
Etat stable, très fatigué mais les choses semblent plus ou moins normales.
J+14 : Lundi 30 mars 2020
Un réveil très compliqué. Je suis brûlant et la fatigue est extrême, paralysante, je ne peux pas quasiment pas bouger. Sentiment de mal-être général. Que se passe-t-il ?
Les poumons recommencent à brûler. La pression thoracique est lourde et désagréable. Je ne fais que dormir.
J+15 : Mardi 31 mars 2020
Je suis fatigué mais la sensation de fièvre a disparu. Je suis paradoxalement fatigué d’être fatigué. Les collègues qui sont à J+17 ou 20 me parlent également d’une rechute de 24 ou 48 heures.
C’est au jour 18, le vendredi 3 avril que je me suis senti le mieux depuis le dimanche 15 mars. Le jour d’avant.
18 jours. Et pourtant, à J+32 au moment où je finis ce journal que j’essayais d’alimenter de notes chaque jour, c’est loin d’être la grande forme.
Le confinement y est pour beaucoup c’est évident, les nouvelles pas terribles (bien qu’il y ait beaucoup d’espoir) du côté des nombreux collègues n’arrangent pas les choses. Les incertitudes nombreuses autour de ce virus n’aident pas.
Les visions du monde d’après sont anxiogènes. Quel monde ?
Le virus s’est accéléré en France au mois de mars. Pourquoi à votre avis ?
Le mois de février est celui des vacances scolaires. C’est à partir du 25 février lors des premiers retours successifs des zones de vacances que l’épidémie s’est accélérée.
Nous sommes rentrés le 2 mars en Alsace. Le 9 mars, le Haut-Rhin fermait ses écoles. Les suspicions de cas étaient toujours plus grandes dans mon établissement.
Tu m’étonnes.
Pour accéder au lycée je badge, puis je touche le tourniquet, je touche la première porte d’entrée de l’accueil, puis la deuxième (et pourtant mon gel hydroalcoolique est à portée de main), et surtout, les portes ont des poignées tout en longueur, j’ouvre toujours la porte en levant le bras, pas à portée de main. Portes touchées par plus de 1500 personnes, plusieurs fois par jour.
En 10 mètres, j’ai touché 3 portes et côtoyé 100 élèves qui crient, crachent, toussent, postillonnent, te touchent.
Tu touches la porte d’entrée de la salle des professeurs,
Tu touches la poignée de ta salle de classe, puis celle de la suivante. Tu utilises l’ordinateur de la salle de classe, de la salle des profs. Tu as 28 élèves entassés pendant 5 x 1h devant toi qui ont tout touché, dans 30m2.
Tu auras touché 14 claviers différents dans la journée.
La vague est arrivée très vite, dès que les écoles ont rouverts après les vacances d’hiver.
Le gouvernement les a fermées en premier. Ce n’est pas pour rien.
De nombreux élèves ont été malades, dans la très grande majorité des cas, une très grosse fièvre.
L’école doit rouvrir le 11 mai.
Le 11, mais…
Mais quoi ?
J’ai eu le covid19. On en apprend tous les jours. En ce jour 32, de grands journaux parlent d’une hypothèse d’un accident de laboratoire, d’un mix de coronavirus et de VIH. Une maladie chronique donc.
On parlait d’immunisation. Aujourd’hui on en est plus sûrs.
On parlait d’une absence de contagion au bout de 14 jours. Aujourd’hui on est plus sûrs.
Oui, peut-être, il est possible que…
J’entends l’incertitude, elle est normale.
Mais s’il s’agit d’une maladie chronique, on n’est pas dans la merde.
Je ne retournerai pas à l’école le 11 mai si je ne suis pas testé sérologiquement.
Je ne peux pas prendre le risque de contaminer quelqu’un, un élève qui contaminera sa famille, ses parents, ses grands-parents.
Je ne peux pas prendre le risque de contaminer qui que ce soit. Le nombre d’enseignants touché par le covid19 est hallucinant.
Vous allez me dire : oui mais les caissières, les soignants.
Evidemment. Le risque est bien présent. Mais doit-on en rajouter une couche le 11 mai ?
Avec le risque d’une deuxième vague violente en juin, quand il fera 43 degrés à l’ombre ?
L’exemple du Charles de Gaulle est flagrant 1100 marins contaminés sur 1700. Point commun avec l’école ? Une promiscuité de dingue dans des espaces exigus.
Oui l’économie doit repartir mais sous conditions. Le 11 mai je n’y crois pas, ce n’est pas possible.
Je ne suis pas économiste, ni épidémiologiste, mais aujourd’hui tout le monde se bouscule sur des plateaux TV et des journaux pour apporter son opinion, etc, des opinions contradictoires d’un plateau à un autre.
Enseignant, luttant contre les théories du complot et essayant de former l’esprit critique des élèves, aujourd’hui je me pose moi-même des questions et suis tenté par moment de partir vers cette théorie.
Et si effectivement il s’agirait d’une fuite d’un laboratoire ? d’un accident ? d’un mix de coronavirus et de VIH ?
Le monde d’après ? Après 70 ans d’américanisation, un modèle chinois ? les drones sont prêts, les app de ‘tracking’ sont prêtes, la réduction des libertés est prête et sous nos yeux, le pouvoir qui se dédouane des responsabilités et nous infantilise au possible. Le monde de Black Mirror, sous nos yeux. Un monde où des journalistes vantent les mérites d’états autoritaires face aux pauvres démocraties. Un monde où tous les journalistes vantent l’humilité et la modestie du pouvoir et continuent de dénigrer les services publics.
J’y aurai cru un peu à ce monde d’après. Il ne me fait pas rêver. Il n’y a rien de bien dans ce virus. Rien.
Naïf et idéaliste, petite pointe d’optimisme d’un monde plus vert, plus juste, plus solidaire.
D’un covidé, je suis passé à un con vidé.