C’est en plein cœur de l’effervescente Bangkok, en s’engouffrant dans des rues étroites, que la misère de Khlong Toei se révèle. L’odeur du khlong, le canal qui traverse le bidonville, prend au nez. Impossible pour elle de s’échapper, capturée dans cette congestion d’habitations informelles dans laquelle vivent environ 100 000 personnes [1].
Il est difficile de naviguer dans les venelles sans se perdre. Des numéros sont parfois apposés sur les portes, lorsqu’il y en a, certifiant que les familles possèdent un permis de logement délivré par les autorités du quartier. Dans certaines parties du bidonville, notamment les lock 1-2-3 et 4-5-6, la majorité vivent dans l’illégalité. 20% des habitants de Bangkok logent dans des habitats insalubres situés à l’écart des regards des touristes et des plus fortunés. Les communautés de Khlong Toei incarnent cette société parallèle qui, malgré leurs conditions, ne craint pas les lendemains.
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Aux origines du bidonville, une ville de dockers
Dans les années 1950, l’Autorité portuaire thaïlandaise (PAT) s’est mise à développer les activités du port de Khlong Toei, situé sur les berges du fleuve Chao Phraya. Avec le temps, ce qui était autrefois une ville de dockers s’est transformé en un vaste quartier de logements précaires, voire improvisés. Près de 50 000 à 100 000 habitants par km [2] y vivent aujourd’hui répartis dans différentes communautés. Depuis le milieu des années 1970, la PAT cherche à récupérer son terrain, dont la valeur ne cesse de croître. En 1985, l’économie thaïlandaise décolle. Le tigre asiatique en puissance se réveille. Les menaces d’éviction deviennent fréquentes à cette époque et sont aujourd'hui bien réelles. L’ambition de la PAT est de développer la zone portuaire en construisant un complexe de divertissement comprenant casinos, centres commerciaux, résidences et bureaux. Ce projet aux ambitions de faste est rendu possible grâce à la redirection, depuis plusieurs années, des flux de marchandises vers le port de Laem Chabang, situé à 120 km au sud-est de celui de Khlong Toei. Derrière la promesse de faire de Bangkok une ville nouvelle capable de rivaliser avec Singapour, la PAT doit déplacer les 27 communautés du bidonville. La moderne Bangkok doit-elle se débarrasser de ses pauvres ? Des propositions de relogement dans des immeubles sont étudiées, tout comme celle du don d’un terrain en périphérie de la capitale. Toutefois, ces compensations ne bénéficieront qu’aux Thaïlandais. Or, vivent au sein des habitations de fortunes des travailleurs Cambodgiens, Laotiens et Birmans en situation irrégulière [3]. À Khlong Toei, on peut loger pour minimum 150 bahts par mois (soit 4 €). « Le prix du terrain dépend de la proximité à la rue principale, où ils peuvent atteindre 1 500 baths (40 €) », indique Nok [4], membre de la Fondation Duang Prateep, une association engagée depuis 1978 pour les populations de Khlong Toei.
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Les familles se répartissent au sein de plusieurs sous-quartiers. Certains sont jugés légaux, où les habitants payent un loyer à la PAT, tandis que d’autres sont jugés illégaux. Une anarchie institutionnelle s’est alors développée au fil des années. Dans les habitats informels, l’absence de reconnaissance légale des logements entraîne un manque d'accès aux services publics. Malgré tout, une vie normale s’y organise et l'accueil y est chaleureux. Grâce au soutien de fondations installées depuis parfois plusieurs décennies, des écoles et des crèches ont pu être créées. Des distributions de repas ainsi qu’un accompagnement pour la construction de logements sont également organisés. Dans l’enceinte de Khlong Toei, toute aide est la bienvenue.
Quand la précarité fait office de normalité
Naviguer dans le dédale des rues étroites nécessite une certaine vigilance. Les détritus sont partout. Ici, les agents de nettoyage de la ville ne s'aventurent pas. « Ce sont les habitants qui nettoient lorsque le chef de la communauté l’exige », nous informe Nok. Des haut-parleurs géants, nichés au sommet de poteaux électriques aux dizaines de fils désordonnés, transmettent les informations majeures, tels que les départs d'incendies. Prateep Ungsongtham est née ici en 1952. Elle se bat depuis sa jeunesse à faire reconnaître les droits des habitants du quartier, notamment celui d’accéder à l’éducation pour les enfants. « L’ange de Khlong Toei » [5] nous montre le camion de pompier acquis par la Fondation. « Les incendies sont fréquents et se propagent rapidement en raison de la congestion des habitations », déplore-t-elle. Le 1er juin, un incendie a détruit trois maisons et endommagé trois autres.
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Comme de nombreux habitants du quartier, Prateep Ungsongtham est optimiste. Ces menaces de déplacement ne font pas faiblir son dévouement pour les communautés de Khlong Toei. Au contraire, elle se bat pour que les logements des habitants soient régularisés, ce qui leur assurerait l’obtention de meilleures compensations financières en cas d’éviction forcée. Pour l’instant, le projet de la PAT peine à trouver un investisseur. Quel entrepreneur s'enliserait dans un projet contraignant 100 000 personnes au départ ? Pour certains habitants, installés depuis des générations, il n’y a pas d’autre alternative que Khlong Toei. Un exode, même à quelques kilomètres, anéantirait les petits commerces qui leur permettent de vivre. « Ce n’est pas dans un immeuble que je pourrais vendre mes brochettes », nous explique un habitant. Les commerces en tout genre font l’identité de Khlong Toei. Quand certains installent des machines à laver devant leur maison et monnayent leur usage, d’autres investissent dans des coqs de combat. « Le muay guai (littéralement combats de coqs) constitue un pilier de l’économie locale à Khlong Toei », explique Floris Waardenburg, doctorant en sociologie. Une activité singulière, qui semble pourtant naturelle dans le dédale des rues du lock 4-5-6, où les odeurs des brochettes de viande grillée se mêlent à celle de la lessive et de l’eau stagnante.
Il est aussi fréquent de voir devant les maisons d’imposants cuiseurs à vapeur à étages, qui permet de cuir de grandes quantités de riz, ensuite vendu à la sauvette. « Il est plus avantageux d’acheter le riz dans la rue, que de le faire soi-même », nous explique Nok. Les sachets de sticky rice, aliment de base de la cuisine thaïlandaise, sont vendus 7 baths l’unité (soit 0,18€), un tarif abordable lorsque l’on sait que l’électricité à Khlong Toei se marchande à des prix dépassant le tarif de base de 4 bath/kWh (soit 0,11 €).
Quand le permis de logement devient un sésame
Bénéficier ou non d’un permis de logement conditionne le niveau d’accès aux commodités et services. Bien que la majeure partie des foyers bénéficient d’un accès à l’eau et l'électricité, le prix diffère selon qu’ils possèdent un permis de logement ou non. « Certaines personnes doivent acheter le raccordement à une ligne électrique puisqu’ils ne peuvent pas, en raison de l’absence de permis de logement, bénéficier d’un branchement au prix du marché », nous explique Floris Waardenburg, engagé aux côtés de Bangkok Community Help Foundation. La solidarité a donc ses failles. En effet, comme pour ponctuer de difficultés supplémentaires le quotidien des habitants, il n’est pas rare que certains propriétaires qui ont un permis de logement vendent leur électricité à un prix plus élevé à des habitants non enregistrés. Sur le parvis des logements, les installations de systèmes hydrauliques et électriques sont fréquentes, mais peu fonctionnent sans un arrangement financier intra-communautaire.
Prateep Ungsongtham explique qu’il est difficile, voire impossible, pour les enfants nés au sein d’une famille ne possédant pas de permis de logement de poursuivre l’école après la maternelle. « Il est possible d’accueillir les enfants sans papiers jusqu’à six ans, mais ensuite ils doivent avoir un certificat de naissance qui peut être fourni uniquement si les parents sont en mesure de justifier d’une résidence », nous explique-t-elle. L’obtention de ce permis de logement est inenvisageable pour les travailleurs en situation irrégulière. En se perdant dans le labyrinthe des rues, plusieurs individus sont repérés en train d'échanger entre eux en khmer : « Ce sont des Cambodgiens, ils doivent travailler au port ou dans la construction. Ils louent tous ensemble cette maison », nous informe Nok. Le prix du loyer est plus élevé pour les étrangers, qui n’ont pas d’autres solutions que d'accepter des propositions de locaux qui tirent profit de leur détresse.
Une ségrégation totale
La pauvreté ne s’efface pas du paysage. Quelques minutes à arpenter les soi (rues secondaires en thaï) suffisent à observer de près les conditions de vie précaires des habitants. Les maisons n’ont parfois pas de meubles, d’autres semblent accueillir une famille entière dans une petite dizaine de mètres carrés non aménagés. Certains logements sont ouverts, leur intimité exhibée à qui ose déambuler dans la rue. Sur les murs de bois sont accrochés des posters de Manchester United, tandis que pendent du plafond en tôles divers systèmes d’éclairages. Aucun lit, ni salle de bain et toilettes. La précarité à son paroxysme. Malgré tout, les enfants s’amusent dans les rues. Savent-ils que pèsent sur eux la menace du départ ?
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Il y a du bruit, partout. Des deux-roues qui circulent, des vendeurs ambulants, de la musique dans les chaumières ouvertes au monde extérieur. Ici, les murs, parfois fait de bric et de broc, ne protègent pas du regard. L'intimité de ce quotidien ardu est dévoilée.
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Pour certains, c’est le train qui rompt le silence. La ligne de chemin de fer qui traverse Khlong Toei transforme le paysage. L’air poisseux propre à Bangkok se ressent. Des logements et commerces se juxtaposent près des rails. « Je dors ici » nous pointe du doigt une habitante accroupie sur la voie : une simple cabane en bois recouverte d’une bâche plastique. Elle n’a ni eau, ni électricité, ni argent pour payer de quoi se sustenter. « Je passe mes journées ici, à l’ombre, pour travailler, il fait moins chaud ». Ce travail qu’elle évoque, consiste à mendier à quelques mètres de son logement, dans le seul coin d’ombre disponible aux alentours. Cette femme âgée d’environ 80 ans se souvient « d’avant, lorsque je vivais avec ma mère ». Elle est seule à présent, livrée à l’avenir incertain de Khlong Toei. Au loin, les rangées d’immeubles marquent une frontière. Celle d’un autre monde, celui de l’abondance et des futurs plus certains.
[1] Rina Chandran, « Always a fight for Bangkok's slum dwellers, says activist of 50 years », Thomson Reuters Foundation News, 7 mars 2018. Les estimations peuvent toutefois avoisiner les 150 000 personnes.
[2] Dans le rapport Urban Resilience: Case Study of Khlong Toei Community, Bangkok. la superficie du bidonville est estimée entre 1 et 2 km2. Zen, H. (2021). Urban Resilience: Case Study of Khlong Toei Community, Bangkok, Global Business School Network (GBSN) & Johns Hopkins University.
[3] Nguyen, T. P. L. & Pattanarsi, S. (2022, mai). The influence of ethnic, social, and demographic factors on urban slum dwellers' threat appraisal, awareness, and protective practices against COVID-19 in Thailand. The American Journal of Tropical Medicine and Hygiene, 106(5), 1385–1392.
[4] Le prénom a été changé, la personne souhaitant garder l’anonymat.
[5] Surnom acquis au fil des années.