Une crise en dit moins sur son objet que sur le cadre de réception. C’est le cas pour le corps humain – le terme « crise » vient de l’ancien lexique médical –, c’est le cas pour ce qu’on a appelé la crise migratoire, c’est le cas pour la présente crise sanitaire – la précédente ne s’étant pas effacée, bien au contraire. Aujourd’hui, les mortalités en lien avec le Covid-19 sont anormalement élevées en population générale, affectant majoritairement les personnes âgées mais pas uniquement, dans des systèmes de santé européens submergés et impréparés.
Cette caractéristique épidémiologique d’exception relève pratiquement de la norme pour les migrant.e.s comme pour tous les précaires, elles et eux dont l’espérance de vie est déjà réduite du fait de la violence de la rue ou du danger des trajectoires migratoires. On le sait, les épidémies accentuent les inégalités. Pour beaucoup, l’épreuve est celle d’une double peine : exclus de l’accueil et exclus par la pandémie.
La crise sanitaire vient éclairer ladite crise migratoire en ce qu’elle nous permet de ressentir la violence de l’exil et, en retour, la crise migratoire vient éclairer la crise sanitaire par ce que les victimes peuvent nous faire apprendre de leur expérience en ce qui concerne l’espace et le temps. Expérience spatiale : le confinement. Elles et eux vivent au quotidien l’enfermement, soit dehors (camps et jungles de toutes sortes), soit dedans (centres de rétention, détention, transit , etc.). La Grèce a ordonné le confinement pour ses camps de réfugiés. Confinés dehors, en somme, ce qui ajoute l’ignominie à l’absurde. Toutefois, aménager une vie entre des barrières, des limites, avec un nombre limité d’objets, de possessions, les migrant.e.s connaissent. À nous d’apprendre, et d’agir pour que personne n’ait à le vivre.
Expérience temporelle : l’attente (du déconfinement ou du vaccin). Tel est le quotidien des exilés : attendre, des mois et des mois, un passeur, un bateau, une convocation, un rendez-vous, un certificat, et ne jamais être certain que l’attente sera comblée. Une dimension essentielle de l’expérience exilique : l’indétermination quant au lendemain, l’ignorance quant au futur et l’angoisse que cela génère. Un état de transit permanent, ce que Michel Agier avait nommé le « couloir des réfugiés » qui condamne les exilés à toujours vivre sur la frontière. Toutefois, créer une temporalité propre, une vie familiale parfois, en regard de cette temporalité administrative sur laquelle ils n’ont aucune prise, les migrant.e.s connaissent. À nous d’apprendre, et d’agir pour que personne n’ait à le vivre.
Cette double expérience qui nous était inconnue et à laquelle nous sommes désormais soumis a fait émerger une étrange notion, le principe de distanciation sociale. La société qui est supposée fonctionner comme un tissu tramé par les interactions entre les individus ne trouve son salut que dans la séparation des individus. Leur être-ensemble futur n’est garanti que par un être-séparé. Et dans un modèle démocratique dont la transparence et l’égalité doivent être les garantes, le masque devient symbole de citoyenneté. Ne pas avoir de visage, ou une moitié de visage, passer dans l’anonymat et pourtant exister, là encore, l’expérience est connue des migrant.e.s. À nous d’apprendre, et d’agir pour que personne n’ait à le vivre.
Et le jeu analogique volontairement osé entre les deux crises peut se poursuivre. Les Parisiens qui fuient à la campagne devant l’épidémie par confort ou par peur comme les migrant.e.s qui fuient la misère ou la persécution. Les Français qui ne peuvent faire le deuil de morts rapidement mis en bière et enterrés ou incinérés comme les familles des migrant.e.s qui ne peuvent le faire pour les disparus en mer et ailleurs. Et comment ne pas penser au tri médical et aux choix thérapeutiques discriminants : plus d’accompagnements palliatifs pour des patients âgés à qui aurait été proposée, en un autre temps sanitaire, une réanimation à l’instar des migrant.e.s sans droits à qui ne serait pas proposé, même en temps normal, l’accès à la chimiothérapie et autres traitements coûteux du fait de leur statut administratif incertain.
Un élément de réponse commun aux deux crises tient dans un même principe de solidarité à adopter comme guide dans toutes les politiques publiques. Une solidarité décomplexée pour un État social fort et garant du respect des droits fondamentaux des personnes. Replacer l’humain au cœur de notre projet politique parce que la lutte contre les inégalités, outre une évidence morale, s’impose comme une nécessité de santé publique dans une démocratie sanitaire.
Garder aujourd’hui la distance sociale pour mieux l’éliminer ensuite et préparer une société sans distance entre toutes et tous, possédants et démunis, citoyens et migrants, une société égalitaire. Le principe de responsabilité que Hans Jonas et Emmanuel Lévinas ont théorisé comme horizon éthique indépassable pour notre modernité sur le plan individuel se décline en solidarité sur le plan social.
Ne prenons pas nos distances avec la solidarité. La politique sociale de la France de l’après-guerre fut élaborée dans les rangs de la résistance. Pour nous aussi, l’après commence maintenant.
Jean-François Corty et Alexis Nouss
Jean-François Corty est médecin, humanitaire. Auteur de Profession solidaire, Chroniques de l’accueil.
Alexis Nuselovici (Nouss) est professeur de littérature générale et comparée à Aix-Marseille Université. Auteur de La condition de l’exilé. Penser les migrations contemporaines.