Monsieur l'ex-premier adjoint et (peut-être encore) cher ami,
Les dés ont été jetés... et ils ont roulé du bon côté, c'est à dire celui de l'avenir et de l'espoir. Bien entendu, tu es sûr du contraire. Beaucoup autour de moi disent que tu n'as que ce que tu mérites : tu as voulu être calife à la place du calife, sans partage, et cette dérive t'a mené à la plus mauvaise solution. Je n'en crois rien. En tout cas, je crois que la vie politique (en tout cas « à gauche » ) ne se réduit pas à un western eastwoodien sur le mode : « Le monde se compose de deux parties : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses ! » Tu devrais l'expliquer à quelques-uns de tes groupies, mais c'est une autre histoire...
Je ne crois pas non plus que le monde se compose uniquement de bons et de méchants. Les hommes sont surtout plongés, année après année, quelquefois à leur initiative, quelquefois à leur corps défendant, dans des contextes, des situations, des structures, qui les modèlent, les formatent, souvent leur font perdre leurs qualités humaines. Ils deviennent souvent des pantins, des robots, des rôles, et en restent prisonniers. Ca n'allège en rien leur devoir de responsabilité, mais ça peut leur fournir quelques circonstances atténuantes.
Il y a bien longtemps, nous nous sommes rencontrés en des circonstances pénibles. En 1983, nous venions de prendre en pleine gueule l'élection au premier tour d'un individu dont j'espère qu'il est cette fois définitivement tombé dans les poubelles de l'Histoire (1) Cette année-là, nous avions négocié (entre écologistes et PS) une alliance satisfaisante, mais non sans mal. Le PS a toujours été hégémonique et il ne se comporte démocratiquement que lorsqu'il est minoritaire. Une militante aguerrie, Maryse Oudjaoudi, nous disait déjà : « Ne cherchez pas à les changer. Ils ne comprennent qu'une seule chose : le nombre de voix qu'on peut leur prendre ou leur apporter ! » Propos confirmés, dans l'autre camp par Jean-Paul Giraud : « Vous voulez qu'on vous respecte : faites vous élire ! » Tout un programme ; toute une philosophie (Plus darwiniste, tu meurs!) C'est fait : Eric Piolle et sa formidable équipe ont fait honneur à l'injonction de Jean-Paul.
A l'époque, tu ne me paraissais pas appartenir à cette catégorie d'animal politique. Tu avais l'air déterminé, mais très réservé, voire timide. Après la claque, tu disais : « Dans ces circonstances, je vais tenter de faire quelque chose dans le syndicalisme étudiant... » Ensuite, tu as suivi le cursus classique du responsable PS : emploi de cabinet puis, au hasard des résultats électoraux, détour par le privé ou nouvel emploi de cabinet, passage au statut envié (et disputé) d'ELU, puis, bien entendu CUMUL ... ce qui te valut la réputation de type pas disponible, peu fiable, qui « dit beaucoup mais fait peu », et passablement manoeuvrier. J'ai pu constater, au cours des quatre années que j'ai passées au PS, la sincérité maintenue de tes convictions (à moins que je ne sois resté naïf ; hypothèse possible !) mais aussi ce glissement progressif qui transforme les militants les plus désintéressés en apparatchiks (2).
Ces glissements ne sont pas fortuits : ils sont le fruit des institutions, des modes électoraux, de la confusion désormais majoritaire entre « militants » et « affidés économiques », des statuts des partis et organisations, bref de tout un système qu'il est urgent d'analyser et de cribler pour en expliciter les mécanismes pervers. Au premier rang des solutions urgentes (mais non suffisantes) figure le non cumul absolu des mandats et des fonctions, dans le nombre et la durée, y compris en interne aux organisations. Mais, bien peu de monde s'intéresse à ces questions ; la plupart préfèrent classer « les bons et les méchants », comme je le notais plus haut.
A vouloir faire survivre un tel système, le PS et toi avez contribué à désespérer les électeurs de la politique, sans parler de ceux qui ne sont plus électeurs depuis longtemps. Tu en as payé le prix. Tu auras eu l'excuse que l'exercice du pouvoir rend sourd et aveugle. Peut-être, certaines « claques » sont-elles les seules thérapies possibles pour ce genre de handicap acquis. En tant qu'ancien enfant de choeur athée, je conserve la foi en la rédemption. Mais, le résultat n'est pas assuré, car le pouvoir est aussi un antidote puissant contre l'humilité. A tout le moins, vas-tu avoir quelques disponibilités pour y réfléchir.
Avec mes amitiés (surtout pas « socialistes » !)
Jean-François Schneider
(1) Tu y as probablement contribué en maintenant ta candidature !
(2) Je pourrais citer d'autres noms, notamment une amie proche...
(On finit en général par leur donner la Légion d'Honneur !)