La lecture des tendances qui nous gouvernent est par définition malaisée. Nous avons le nez collé à notre quotidien, nous ne pouvons pas n’être que spectateur distancié de notre époque, nous y jouons un rôle que nous ne connaissons même pas avec 6 milliards de partenaires aux intentions tout aussi confuses. Des lors vouloir en tirer des conclusions définitives est sans doute une activité un peu absurde et en tout cas risquée. Reste des sentiments diffus, des impressions vagues. Mises bout à bout nos émotions fabriquées, au fil des jours, des semaines et des mois nous font l’humeur mauvaise. D’attentats en attentats, de guerres en guerres, de crises en crises, de fraudes en fraudes, de corruptions en corruptions, de scandales financiers en scandales financiers, l’optimiste bon teint est une espèce hautement méritoire mais que l’on peut craindre en voie de disparition.
Nous vivons des temps crispés. La hargne et la haine s’étalent en nappes. La bienveillance s’évapore. Elle est de toute façon mal vue. La pire façon de déconsidérer un contradicteur est sans doute de nos jours de le suspecter de vivre au pays des « bisounours », pire d’en être un. Une certaine droite a déjà fait de la haine des autres un étendard mobilisateur et la gauche, de déceptions en déceptions, frise la crise de nerf.
Nos sociétés se fragmentent. La gauche à la dérive semble incapable de se recomposer, elle n’est plus que chapelles politiques et querelles d’ambitions. Chacun campe sur son combat particulier, sa cause à nulle autre compatible. Il n’existe plus d’idéologie fédératrice capable d’amalgamer les forces progressistes en une véritable force politique. La droite n’est guère mieux, elle n’a elle, depuis longtemps déjà, plus ni cause ni idéologie, des ambitions personnelles vont bientôt la tordre en tout sens sans que probablement il n’en sorte le moindre projet dépassant le pauvre horizon de la croissance économique libérale. Unique ambition d’une droite qui depuis longtemps déjà est incapable de penser le moindre projet de société hors de la doxa patronale.
Seule l’extrême droite parvient à fédérer tout et n’importe quoi dans une logique de rejet généralisé de tout et n’importe quoi. Mouvement nihiliste composé des ruines de toutes les idéologies agonisantes. De vieilles pierres idéologiques entassées en vrac forment un monument politique grotesque, branlant, monstrueux. Mais le seul ciment de la haine et de la colère suffit à le fait tenir debout.
Sur les réseaux sociaux l’insulte et l’anathème fleurissent. On ne raisonne plus on vitupère. On n’analyse plus on dénonce. On ne construit plus on démolit. Nous vivons dans le choc et la stupeur avec l’imbécile sentiment que les temps sont plus à la guerre qu’à l’apaisement.
Ce fameux lien social que tout le monde revendique et qui file pourtant entre nos doigts était le granit de l’esprit solidaire d’une société. Il va s’érodant. Sans le sentiment d’appartenir à une communauté, ne reste que l’angoisse et la frustration d’être seul face à l’adversité.
Le monde libéral nous éreinte, nous éparpille, nous divise. Nul complot, nulle volonté d’oppression ou de domination dans ce libéralisme débridé, c’est juste sa philosophie, sa marque de fabrique, son ADN. Individualisme, rendement, compétitivité, délitent les velléités de structuration citoyenne. L’individu est seul. Consommateur seul, travailleur seul, citoyen seul. L’individu est glorifié. Le communautarisme honni !
Nos élites sont formées sur le moule de la réussite personnelle acquise à grands renforts de compétitions concours et sélection. Seuls les meilleurs, les plus tueurs, les plus égotiques, se hisseront au sommet. Convaincus des lors de ne devoir leur réussite qu’à leur seule intelligence, leur seul talent. Ils ne doivent plus rien à personne. Comment alors accorderaient-ils l’attention nécessaire aux logiques de groupe, aux mécanismes d’entraide et de solidarité. Cela ne vaut que pour les faibles et les « assistés ». De droite comme de gauche, c’est le fond de leur pensée.
La compétitivité est le seul juge. En premier lieu la compétitivité économique bien sur, mais par capillarité cette compétitivité devient individuelle. Chacun est jugé à ses performances propres. Du culte du sport aux jeux de TV réalité, le monde veut des héros, individus isolés ayant triomphés de tous leurs adversaires. Tout ce qui ressemble à des compositions communautaires est jugé comme une entrave à la performance. Les syndicats (forcément archaïques et non représentatifs), les associations (rétrogrades ou naïves), les règles d’intérêt général (des entraves à la liberté d’entreprendre cf. le code du travail), sont autant de mécanismes à déconstruire. Cette tendance à l’atomisation, qui n’est pas nouvelle, s’accélère dans une sorte « d’ubérisation » générale du monde.
Pourtant l’homme est un être social, l’avènement de l’humanité c’est le groupe et non l’individu. Dès l’origine son seul atout dans un monde hostile fut sa force et son intelligence collective. La civilisation c’est l’organisation du multiple. Dés lors que le message s’inverse et que l’homme se présente seul au devant de l’adversité du monde, la grande majorité se sent vulnérable. Le corollaire en est l’inéluctable montée des peurs et donc de l’agressivité. Fragilisés, atomisés, les individus se crispent et haïssent d’abord leur propre précaire condition, puis tout ce qu’ils supposent pouvoir la menacer. La haine des autres c’est d’abord la haine de soi même. Et nous voilà désormais dans un monde où prédomine la méfiance des autres, 77% des français veulent durcir les condition d’accès de notre pays aux réfugiés au mépris de toutes les règles d’un droit d’asile séculaire, 30% votent avec constance et obstination pour une extrême droite rancie et gesticulante, 80% aspirent à la bunkarisation compulsionnelle, prêt a accepter les règles de sécurité les plus absurdes et rétrogrades (75% des français en faveur de la déchéance de nationalité).
Il est pourtant de bon gout de dénoncer le communautarisme, supposé contraire aux valeurs universalistes républicaines. Mais quand les seules vraies valeurs universelles deviennent la précarité et l’inégalité, les logiques de replis sur d’apparentes structures communautaires sont inévitables. Les communautarismes religieux, ethniques, régionaux, nationalistes, sexuels… ne sont que les symptômes d’une recherche désespérée pour ne pas se sentir seul au monde. Les principaux contempteurs de la renaissance de ces communautarismes sont d’ailleurs ceux qui pour le coup appartiennent à la seule vraie communauté libérale : les nantis, les possédants ; ceux qui par leur position d’argent ou de pouvoir ne sont pas menacés, ne sont pas vulnérables.
De lignes de fractures en lignes de fractures, oui le monde s’ensauvage, les antagonismes se durcissent, la défiance se généralise, incrédulité et complotisme se répandent. Tant que les seules réponses gouvernementales seront autoritarisme et ultra flexibilité il est peu probable que s’infléchissent ses inquiétantes tendances. Tant que le bien être collectif sera sacrifié au profit de la réussite économique individuelle cela a de bonne chance de s’accentuer.
Il faudra bien un jour sortir de l’analyse des conséquences, (cesser de débattre de telle ou telle coutume vestimentaire, cesser de penser que les murs sont des idées politiques novatrices, cesser de prendre la « croissance » pour une formule de magie incantatoire, etc) pour se résoudre à répondre aux causes qui font que les citoyens se définissent désormais quand même plus par ce qu’ils rejettent que par ce à quoi ils adhèrent. Le néo-libéralisme nous abime, mais comme il est consubstantiel à notre fonctionnement beaucoup ne le voient pas. A ceux là il faudrait dire que le danger est davantage en nous, que de l’autre coté des murs.