Cinq minutes.
Cinq minutes pour écrire. Écrire c'est laisser aller les doigts sur la clavier. Puis les mots se forment et la chose vient. Il y a écriture. D'ordinaire on fait en sorte que cette écriture raconte quelque chose, soit un récit. Pourquoi pas. Dès qu'on écrit et quoi qu'on écrive il y a récit.
En ce moment je fais un récit. Je dis ce que je veux faire, par exemple saisir le plus vite possible, mais je ne décris pas l'entraînement d'une super dactylo. J'écris, j'essaie d'écrire le plus vite possible, je le dis et il y a récit. Je peux dire aussi qu'en essayant d'écrire le plus vite possible je remarque que je ne fais pas toujours les progrès rapides et décisifs que je voudrais faire. Ça vient je pense de mon agilité des doigts, et peut-être aussi comment mon cerveau commande ou ne commande pas la manœuvre. Soit il la commande bien et alors sans doute ça va pas mal, soit il faudrait au contraire qu'il ne la commande pas du tout pour qu'autre chose prenne le relais et alors je dois pouvoir aller encore plus vite et alors ce que je vais écrire va s'enrichir. Je redresse ma position, j'essaie d'être précis en mettant bien le bon doigt sur la bonne touche et je vois en observant la chose une difficulté, c'est que je n'ai pas encore la bonne rigueur des doigts puisque deux doigts se présentent sur la même touche. Oui, quand j'écris comme cela j'oublie ce qui m'empêche d'écrire, mais je ne vais pas encore assez vite, ce qui fait que j'hésite à dire car une trop grande abondance de propositions ne pourrait pas être prise en compte. Il faut de la rigueur et de la fantaisie. La rigueur pour aller vite et la fantaisie pour aller vite aussi, c'est à dire que l'une est la mécanique et l'autre une fois que la mécanique a produit ses meilleurs effets permettrait de les dépasser et donc d'augmenter la vitesse de saisie, jusqu'à peut-être redevenir mécanique pour être à nouveau re dépassée.
Imaginons un chat, sauf que je m'en fous d'imaginer un chat.
Je pourrais écrire, non pas un polar, mais une série noire. Quelqu'un passe dans un bois, un type est mort, c'est un bûcheron. Pourquoi est-il mort, parce qu'il a trompé quelqu'un, volé quelqu'un. Comment agencer cette histoire ? Difficile de voir pour le moment. Ah oui, j'ai l'impression que si j'écris sans complètement savoir ce que je vais écrire, sans en comprendre parfaitement le sens, alors, ça ne vaut pas le coup d'écrire, c'est la manifestation d'un esprit peut-être ingénieux, inventif, mais ce n'est pas la dimension d'un esprit rigoureux. Ce serait comme en mathématique, on croirait avoir écrit quelque chose de très fin, de très malin, de très rigoureux et un type arriverait et montrerait en deux minutes que cela n'a aucun intérêt.
Aussi la fatigue. Peut-être fatigue due aux tisanes au romarin, qui donne du calme et de la distance, mais qui donne aussi à la cervelle envie de se reposer, mais peut-être après tout pour mieux surgir. Je ne suis peut-être qu'au début du traitement.
Boire un coup.
…/... Beaucoup d'eau a passé sous le pont, sous le pont de nos bras où l'onde si lasse...
Je t'aime lui dit-il, je t'aime de cet amour lent, de cet amour patient, de cet amour de connivence. Est-il plus ou moins profond que l'amour passion ? C'est une mer étale, jour de ris, frissonnement paisible. Est-on capable de cela ? Il m'arrangerait de reconnaître ta faute, mais je ne le veux pas. Car elle n'est pas. Je ne veux d'aucun arrangement, mais pourtant ce que je suis peut être.
Non, pas cette pensée là, chasse là, elle n'est pas bonne. Oui, laisse venir qui vient du fond de la rivière, laisse venir la bulle d'air qui va éclater à la surface, signe de la présence des ondines. Tu te rappelles la plus belle des ondines. La plus folle aussi. Tu l'a aimée n'est-ce pas ? Tu l'as aimée parce que sa folie était belle, sa folie était grande, sa folie était neuve. Et à ce moment là, elle ne semblait pas si folle. Seulement hors du commun. Est-ce une marque de la folie ? Tu l'as aimée parce qu'elle ressemblait à ta fée. Ta fée qui s'en est allée. Tu as versé des larmes amères, mais qui étaient aussi un peu des larmes de crocodile. Tu ris ? Croque Odile ? Tu ne prends rien au sérieux. Si, me dis-tu... oui je sais. Tu n'as jamais croqué d'Odile ! Mais sans doute as-tu pleuré vraiment. En silence. On dit que c'est la marque des vraies douleurs. Mais il faut maintenant l'abandonner. Une belle âme te le demande. Écoute-la. Que tout revienne à la lumière. Oh, encore un peu de patience, tu comprendras ce que je veux dire. Tiens toi dans cette suspension que tu viens de découvrir. Tu es homme, sais-tu ?
…/... Le traintrain du train. Ce poème qu'ils n'ont pas primé au concours de poésie. Sujet : le voyage. Délai : une minute. Avancez en bon ordre, il faut de l'organisation en tout, même en art. Avant le coup de sifflet j'ai eu le temps d'écrire : Que je roule, que tu roules, qu'il roule, que nous roulions, que vous rouliez, qu'elles roulent. Coup de sifflet, j'ai dû avaler ma feuille.Ils n'ont pas entendu le rythme des boggies sur les rails. Vous entendez, non ? Que je roule, que tu roules, qu'il roule, pataboum, pataboum. Oui, les boggies sur les rails font pataboum, pataboum, pataboum, très exactement. En tous cas sur les intercités de la sncf. Sans doute pas dans les TGV. Et ils n'ont pas entendu non plus la critique sociale, sans doute suis-je passé à côté de quelque chose. Eux aussi.
…/... La chaleur de l'extase dit Rebecca, qui depuis le matin se promène vêtue d'une seule chemise d'homme. Ce n'est pas celle de son homme, elle n'a pas d'homme. Elle l'a achetée en solderie. J'aime cette chaleur lourde qui rend les peaux moites écrit Rebecca dans son journal. J'aime cette chaleur lourde qui fait ressentir le besoin de lascivité. J'aime me sentir lascive, écrit encore Rebecca. Elle pose son crayon, va mettre son disque Getz-Gilberto et s'allonge sur son divan. Elle songe un moment à se caresser, mais abandonne l'idée. La chaleur quasi tropicale, lourde, pesante, sirupeuse lui suffit. Elle se laisse aller dans cette torpeur qui a un goût d'éternité. Elle se dit : je me sens nègre. Elle ne sait pas d'où lui vient cette idée. Peut-être cette affiche ancienne du bal Blomet ou alors celle de Joséphine Baker pour ses représentations au théâtre des champs Élysées, Revue nègre une fois, Bal nègre, une autre fois. Oh, Joséphine murmure Rebecca ! Oh délice, apothéose des corps et des esprits, oh esprit de liberté dans les durs rets d'une époque où le beau était porté par le laid, où les applaudissements étaient ambigus et libérateurs, où se mêlaient le sordide et l'éclatant, où jaillissaient des fusées de feu d'artifice. Qu'importe ceci ou cela pour qui magnifie la vie. Oh, ce n'était pas raisonnable. Rebecca voudrait se lever pour écrire dans son journal son admiration pour cette femme, mais l'effort pour sortir de cette torpeur, pour échapper au charme de ce ciel si bleu, sans nuage qui l’envoûte est hors de ses forces. Elle descend peu à peu dans la lave d'un volcan, comme elle entrerait dans la mer. Tout rougeoie autour d'elle. Elle avance lentement. La descente est exquise. Elle sait que si c'était vrai elle irait vers la mort. Peut-être serait-elle déjà morte. Mais là, en ce moment, elle ne va que vers l'abandon. Elle se demande si Gil va l'appeler.
Lui se demande comment il sait tout ça d'elle, juste en la voyant de l'autre côté de la rue, dans son petit appartement ou sur son balcon où elle aime prendre le soleil, nue.