Au ‘Pied de Cochon’. Ça c’était une grande et belle brasserie comme il faut. Des serveurs en tablier blanc jusqu’au genou, des tables parées de nappes, blanches aussi, jusqu’au genou aussi. Du monde, un peu, pas trop pour un vendredi, une cinquantaine de clients. La brasserie resto comme il faut. Assis sur la banquette de cuir, il cherchait la bonne position, pas trop loin de la table, pas trop loin non plus du dossier bombé de la banquette. Il glissait un regard sur son microcosme – l’assiette blanche, brillante devant les deux verres à pied et les couteaux en faux argent. Son estomac battait des mains, applaudissait en secret. C’était un bel ordonnancement, sur lequel il dépliait son journal acheté à un kiosque, rue Rambuteau, un ordonnancement soigné, sous les lustres au plafond, sous le ciel de Paris au printemps.
Le garçon – un type gominé – arriva avec son carnet à souches, et il reposa le journal sur un coin de la table, paré pour la commande, prêt pour la déclaration gustative. Il avait déjà bien sûr examiné la carte, dans le moindre détail, mais il fit mine d’hésiter : « Euh, je prendrai le plateau de fruits de mer là, le ‘plateau de la marée’ ». C’était sorti comme un rêve d’estomac, un velours de gosier, malgré l’air faussement détaché qu’il affichait. Histoire de poser son homme, quoi. Le serveur nota - « Vous désirez boire quelque chose ? », ajouta-t-il. Non mais bien sûr cette question, bien sûr - « Oui, pourquoi pas… Voyons, ah, un Sancerre, une demi-bouteille de Sancerre. Bien sûr Monsieur, une demi Sancerre. ». Il lui rendit la carte en souriant, satisfait d’avance.
Il aurait préféré que ce soit une serveuse. Une jolie serveuse. Lui, assis sur sa banquette, et elle, là devant lui, concentrée sur son crayon au bout du fil du carnet à commandes, les hanches au garde à vous sous la jupe noire plissée que cachait le tablier blanc. Mais il n’avait eu droit qu’au serveur gominé. Dommage. Ce n’était pas très grave, bientôt il serait Gare du Nord, sur le quai à hauteur de la voiture de tête. Et elle descendrait du train d’argent Amsterdam-Paris tout à l’heure dans la nuit claire, à 23h17. Une femme entra dans la brasserie, de velours noir moulée, chevelure blonde encadrant les yeux de fée.
Il avait oublié. Il héla le serveur en levant le bras : « S’il vous plait ! - Oui Monsieur – Je voudrais un kir en apéritif – Bien sûr Monsieur, un kir – Oui, un kir avec des petits oignons si vous aviez ça – Oui, des petits oignons, bien entendu – Ok merci, c’est parfait. ». Attente. La femme de velours noir vêtue s’était assise à une table, un peu plus loin, sur une banquette de l’autre côté de la salle, lui faisant face. Elle s’était glissée derrière la nappe immaculée dans un frôlement probable du bas des riens sur le cuir de la banquette, dans un mouvement de vague, posant d’abord les doigts en appui léger sur la table, puis se courbant et enfonçant doucement le siège. La vie de banquette, parfois, ça doit être beau à mourir de plaisir silencieux.
Il baissa la tête, le regard rencontrant ses propres jambes repliées et aplaties, là sous la nappe. Non, la vie de banquette ce n’était pas toujours un plaisir. Il faisait la moue en contemplant sa braguette. Il s’efforçait à ne pas trop regarder la femme en velours. Mais il la regardait quand même, se faisant une tête de James Bond entre les verres et les assiettes, toréro des restos. Les oignons arrivaient dans un bol blanc, sur un plateau avec le kir tout rouge dans son verre galbé et effilé. Il allait se régaler.