Lorsque quelques heures plus tôt il était entré dans le duty-free, il avait hésité, avait fait le tour de la boutique, était sorti, et enfin, était entré à nouveau. Il était là, face à des flacons de toutes formes, profane et les yeux ronds devant les noms qui ne lui rappelaient que des publicités. Alors ? Lancôme ou Givenchy ? Elle aimait Givenchy. Non ? Si. Bon, donc Givenchy. Et il avait saisi le parfum au col de cygne comme un trophée. Avec toutefois un œil soupçonneux sur l’étiquette.
Bizarre ce vin. Il retournait la petite bouteille encore et encore dans la main, là aussi observant l’étiquette, mais avec un regard de connaisseur pour le coup. Pas mauvais mais bizarre. Mais bon, pas mauvais. Retour de l’hôtesse – Any more wine ? – euh… yes please, tank-iou-vairi-meuch. Avec son accent « funny » et cette façon naïve qu’il avait d’être étendu, là, sur ses trois fauteuils, au bout de ses chaussettes. Le repas était terminé et c’était la transition avant le film. Il replia les jambes, les cala bien sur le fauteuil central et extirpa à nouveau le livre du filet de rangement sous la tablette. Il regardait la couverture et caressait le grain du papier. La couverture, une aquarelle de beiges et gris avec le titre en noir et ocre. « Cité de verre – la trilogie new yorkaise », Paul Auster – roman traduit de l’américain par Pierre Furlan. Quel livre et quel objet magnifiques. Un ouvrage dont il aimait tout, tant l’écriture à la fois incisive et voilée que le toucher granuleux du papier de la couverture, tant la couleur sable des feuillets que la pluie pastel de la peinture de Manhattan en couverture. Il comprenait que la littérature des hommes était un trésor qu’il fallait protéger, comme l’avaient fait avec le Feu apprivoisé les premiers êtres qui avaient émergé des ténèbres pour parler aux Dieux. Avec des phrases et de la musique, la musique de l’écriture.
Tout à l’heure, en rejoignant Logan Airport dans la Chevrolet, il s’était dit qu’il n’était guère pratique de retourner rendre les clés de la voiture de location si loin de l’aéroport, sur ces parkings immenses et quadrillés de barbelés. Il fallait attendre la navette et c’était long. Le « shuttle » était enfin arrivé, avec son chauffeur en costume d’amiral, galons, casquettes et épaulettes. C’était un chauffeur américain, large sourire, dents plus blanches que blanc et cheveux en brosse grisonnants. Mais la chemise lui sciait le cou, un peu usée, et en fait on voyait bien que l’uniforme d’amiral avait besoin d’un repassage. Que pouvait-il bien faire dans la vie ce chauffeur ? Il chauffait, soit. Mais où vivait-il et quel était son nom ? Personne n’a jamais dû le savoir parmi les milliers de passagers qu’il avait trimballés depuis des années dans son « shuttle » lustré.
Le chauffeur-amiral conduisait tout en gardant un œil sur le rétroviseur et en égrenant mécaniquement dans son micro – Terminal 4 – Terminal 5 – Terminal 6. Il l’avait déposé au Terminal 7. En entrant dans le hall, il y avait eu ce petit bruit électrique au panneau annonçant les départs, avec les informations-dominos qui font la cabriole. Il avait cherché des yeux son vol pour Paris Roissy sur le panneau crépitant. Mais il était bien trop tôt. Alors, il s’était dit que c’était le bon moment pour aller au duty-free acheter un flacon de Givenchy tax-free.
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Trois heures de vol, maintenant. C’était l’heure du film dans l’avion. Une vraie connerie, ce film. De plus, les écouteurs lui cassaient les pieds dans l’oreille. Il s’étirait, le cou tendu comme une autruche au-dessus de l’appui-tête, pour le voir. Le film. Mais c’était quand même trop stupide. Comme film. Et le canal de diffusion en français était crachin-friture. Dommage, pour une fois qu’il était en VF. Le film. De guerre lasse, il avait ôté les écouteurs et avait arnaqué l’hôtesse d’un second whisky – cadeau – et le verre supplémentaire vibrait devant lui sur la tablette, près du hublot au regard d’encre. L’avion fonçait dans la nuit. Avec le whisky, l’hôtesse lui avait donné un machin, un truc là, pour tourner les glaçons dans le verre, un bidule comme pour les cocktails, avec un écusson TWA au bout. Elle lui avait aussi donné une petite serviette en papier rouge et blanc, pliée en carré sous le verre. Alors il avait pris un stylo dans la poche de sa chemise, et, tout en écoutant le ronronnement de la carlingue, il avait déplié et lissé cette serviette en papier sur la tablette. Et il avait écrit :
« - J’arriverai avec mes valises sous les yeux, au bout de la nuit longue comme un dernier soupir de kérosène. J’arriverai avec mes valises sous les yeux. Et tu seras la dans la torpeur du matin, derrière la vitre à Paris Roissy. Je te ferai un signe entre les tourniquets des arrivées, des mots muets sur les lèvres, des gestes et des yeux qui disent – ‘alors… ?’ Un sourire et l’amour simple de se retrouver dans le nouveau jour. J’arriverai avec mes valises sous les yeux. J’arriverai dans tes bras comme un cadeau tax-free. »