Une heure du matin, sept heures à l’heure française. L’avion dormait. Il ne restait que de rares plafonniers allumés, au-dessus de quelques têtes irréductibles comme lui. Il ne comprenait pas que l’on puisse dormir en avion. On est trop près de la vie, trop près – au bord de quelque chose d’intense, dans cet espace clos et silencieux loin du monde. Le vol était à mi-chemin, probablement quelque part au-dessus du Groenland pensait-il. Il se souvenait que, lors d’un vol passé – Francfort-Chicago, son regard avait été attiré par le hublot. Le soleil se couchait et il avait été hypnotisé par une immensité scintillante et immaculée, irradiée de rayons horizontaux. Une mer blanche aux flots en arêtes aiguës. C’était le Groenland qui surgissait de terre, ciselé par ses flèches glacées, ses rosaces lacustres et ses nefs miroitantes. Une cathédrale aux dimensions de l’univers. Il en était resté comme deux ronds de flanc, bouche bée, dans un K.O de splendeur révélée. La luminosité diamantaire, immobile et éternelle s’étendait à l’infini. Il avait imaginé les légendes de l’Atlantide, et le continent englouti renaissait, montant vers le ciel rouge.
Et ce soir, cette nuit, il volait à nouveau au-dessus de l’Atlantide. Il écoutait passer le présent, et le Givenchy tax-free faisait le voyage vers Paris. Au-dessus des nuages. Il alignait des mots en silence, des poèmes secrets, pour lui. Pour elle. Il murmurait – Un Givenchy tax-free planqué dans son étui, dans un zinc sans un bruit, un tax-free aérien, aérosol de nuit, un parfum kérosène, une fragrance ancienne. Ça faisait bien comme mots, ça faisait rock comme truc, un poème-rock pour elle. Pour eux. Alors, après ce vagabondage dans les mots, malgré son désir d’être là, en éveil aux aguets des bonheurs furtifs, malgré tout, bercé par le ronronnement des réacteurs, il ferma les yeux et s’assoupit.
Il avait somnolé, naviguant d’un demi-rêve à un autre, et dans ce sommeil léger, elle, elle lui souriait. Deux ou trois heures avaient passé et les blancheurs de l’aube tapissaient le ciel du voyage. Le DC10 commençait sa descente au sud de l’Angleterre. Il restait à peine plus d’une heure de vol avant l’atterrissage à Paris Charles de Gaulle. La nuit avait été bien courte, les yeux piquaient, la langue était sèche, et il étirait en baillant ses membres ankylosés. Les poumons pinçaient. Il avait trop fumé. Mais qu’à cela ne tienne, il sortit du paquet une des dernières cigarettes. Dans pas longtemps, l’indication « smoking prohibited » s’allumerait aux plafonniers, puis on descendrait de l’avion en rang d’oignons, le corps à la fois bizarrement tout mou et tout raide, ensuite ce serait la queue en parking devant les contrôles douaniers, puis encore il faudrait attendre devant le carrousel des bagages. Et durant tout ce temps, ce serait « no smoking ». En griller une dernière n’était donc pas de trop. Le cendrier dans l’accoudoir débordait presque. Par le hublot on ne voyait pas grand-chose, la masse laiteuse des nuages pesait sur le jour à peine éclos – Breakfast, Sir ! (sourire) - coffee, tea, some juice ? L’hôtesse était penchée vers lui, un pot de « coffee » à la main. Il leva l’œil, visage chiffonné par son petit bout de nuit. Elle souriait, fraiche et soigneusement maquillée. Comment faisait-elle ? Il n’osa pas lui présenter son visage probablement blafard – Coffee and cream with orange juice, please. Dans le coffre à bagage le flacon tax-free s’éveillait lui aussi.