Quarante minutes plus tard, elle patientait avec la horde molle des banlieusards agglutinés au pied de l’escalier mécanique, dans une station de la ligne 8 quelque part à Créteil. Elle était là, serrée dans l’entonnoir compact de la foule au bas de la montée – un pas avant – une seconde sur place – un pas – une seconde. Une procession. Tête baissée ou regard perdu sur les carreaux de faïence blanche aux murs, chacun suffoquait de l’odeur des autres et évaluait en silence la distance qui restait avant d’atteindre l’escalateur libérateur. Elle posa le pied sur la marche de fer qui se dépliait à la chaine. Elle montait immobile, la main posée sur la rampe de caoutchouc qui montait avec elle, bien calée sur le côté droit de l’escalier roulant, laissant libre la partie gauche, obéissant ainsi comme chaque passager, à une coutume implicite absente des règlements de la RATP : côté droit file lente, côté gauche pour les gens pressés. Une convention tacite pour le stress à deux vitesses. Un homme passa près d’elle sur la gauche, grimpant quatre à quatre les marches. Peur du retard par peur du chef. En vis-à-vis, un escalier jumeau glissait en descente, charriant ses passagers anonymes vers le ventre de la ville.
Air libre enfin, fraîcheur piquante, pour un court instant avant sa journée de caissière à l’hypermarché. La masse de l’hyper se cachait juste là, derrière les panneaux de publicité géants du centre commercial – Avec Carrefour je positive. Elle poussa une porte de service contrôlée par un gardien de nuit, doberman-muselière au pied et talkie-walkie à la ceinture. Couloir, puis vestiaire pour dames – Salut Alice – Salut Christelle – Bonjour madame Andréa – madame Andréa était plus âgée, elle était mariée et mère de deux enfants, elle n’osait pas la tutoyer. Blouses bleues rayées de blanc, uniformes de caissières, on se préparait en silence dans le vestiaire. Il était 8h10, ça ouvrirait dans une vingtaine de minutes. Juste le temps de sortir derrière l’entrepôt fumer une cigarette éphémère.
Elle avait comme une miette de pain dans la gorge, un morceau d’angoisse qui venait chaque matin avant le turbin. Elle n’avait jamais su pourquoi. Peut-être l’idée du temps immense et désertique, l’image de la caisse bientôt devant elle, le tabouret réglable sur lequel elle s’assoira pour sept heures non-stop, à peine le droit d’aller aux toilettes. Peut-être l’idée du premier client, du premier code-barres, celui qui marquera le top-départ. Sept heures à s’esquinter à tirer les boîtes de conserve et les paquets de nouilles. Presque une tonne par journée. Derrière la caisse et devant les dix-mille mètres carrés de l’hyper. En ligne de front avec cinquante autres caisses.