Là-haut, la musique d’ambiance rassurante avait commencé sa ritournelle et les premières annonces promotionnelles valsaient déjà aux quatre coins de l’hyper, ensevelissant les oreilles dans la consommation – Avec Carrefour je positive. Derrière la vitre de la caisse centrale, la caissière-chef veillait au mirador. Le premier chariot glissa vers elle – un pack de six laits – laser code-barres – quatre soupes en sachet – laser code-barres. Laser code-barres. Le départ était pris, elle était prête à déchiffrer tous les articles du monde. Laser code-barres.
Elle sortit vers seize heures. Rien à faire, personne à voir. Il n’y avait rien que le temps à tuer, à mâcher comme un chewing-gum jusqu’à demain. Elle avait fait son dû. 8h30-15h30 – à la pioche derrière la caisse, sans bouger durant sept heures, au milieu des packs de bière, des barils de lessive, des couches culottes et des boîtes de « Kitekat ». Chaque jour rabâché, à 8h30, elle plongeait en apnée dans un monde où la chose qui importait était de faire marcher la pompe à fric, la caisse à toute vitesse pour ne pas faire s’impatienter les clients dans la queue – Pas de temps à perdre, pas de temps à perdre, serinait la rombière de la caisse centrale. De 8h30 à 15h30 six jours par semaine, sans compter les veilles de fête, elle était là à se presser la tête, à se touiller les doigts dans le clavier, à s’aveugler sur les étiquettes des articles. Pour faire tourner la caisse et livrer de la valeur d’usage contre paiement. À la fin de son poste, elle classait les chèques, les reçus de carte de crédit et signait le livre de comptes, derniers gestes fatigués dans la lumière blanche des néons de l’hyper, devant l’enfilade des rayons comme des avenues de bouffe. Dans cet un infarctus de fête triste, dans cette embolie de cirque sinistre, chaque jour.
Puis à 15h30, ça s’arrêtait net, comme une machine qu’on débranche et qui arrête de piocher, jusqu’au lendemain matin. On lui avait dit que c’était ça la liberté, qu’elle était libre de faire tout ce qui lui plaisait. Et donc, forcément, elle était libre. Rien à faire, personne à voir.
Du temps encombrant comme un paquet-cadeau trop volumineux. Un emballage sans le cadeau. Elle avait vingt ans dans cette existence de nuit polaire – elle avait cent ans de désarroi inconnu dans sa mini-jupe noire et son maillot lycra, avec son rimmel son rimmel étalé sur son reste d’enfance, avec ses petits seins ronds qui ne lui servaient à rien. Elle était sortie du vestiaire et arrivait dans l’allée principale du centre commercial. Barbes à papa et odeurs de pizzas. La plupart du temps elle restait là à regarder passer les heures dans le centre commercial, avant de s’engouffrer à nouveau dans les boyaux du métro. Elle flânait dans les allées, devant les devantures des magasins, à faire du lèche-vie dans les vitrines de la non-vie. Elle ne s’imaginait pas aller voir ailleurs. Aller voir quoi ? Et ailleurs, où ? Rien à faire, personne à voir. De temps à autre, en début de mois, elle allait au Macumba avec sa copine Muriel qui était fille de salle à l’hôpital de Villejuif. Elles partaient avec le frère de Muriel en voiture, une Ford retapée « tuning » avec un volant sport. Elle bécotait un peu dans les lasers et les gin-fizz, après un piste ou deux, à-demi allongée sur les fauteuils techno. Rien que du provisoire, du pour ce soir, c’était ça la vraie liberté moderne, on n’est plus au Moyen-Âge se disait-elle. Et puis autour d’elle, dans les vestiaires de l’hyper ou bien à la télé on disait aussi que c’était ça la liberté. Alors. Alors elle se frottaillait en boite de nuit une fois par mois, avec de temps en temps une coucherie à la clé. Puis, c’était le retour dans la voiture du frère de Muriel, en silence dans une dernière giclée d’autoradio. On la déposait au pied de chez elle – Bonne nuit Alice – bonne nuit Muriel – bonne nuit Jean-François. Et aujourd’hui, elle déambulait entre les vitrines, comme presque tous les jours. Rien à faire, personne à voir.