Il poussait le chariot de quelques pas à intervalles réguliers dans la file qui diminuait devant lui. D’autres départs s’annonçaient, la foule des passagers grossissait et d’autres files s’étaient formées, à gauche, à droite, des départs pour Istanbul, Amsterdam, Caracas et Athènes. Par instants il jetait un œil à la ronde, pourvu qu’elle ne se soit pas perdue. Puis il la vit qui revenait. Elle le cherchait entre les gens dans le hall d’enregistrement soudain changé par la masse des voyageurs en partance, dans les files d’attente modifiées, un léger pli d’inquiétude au front. Il lui fit signe. Elle ne le vit pas. Elle s’était arrêtée, seule dans cet aéroport, soudain seule à nouveau comme il y a deux mois. Il leva à nouveau les bras en agitant la main, et elle le reconnut enfin. Elle s’élança à pas rapides, courant presque. Vers lui. Il enroula un bras autour de ses épaules en déposant un baiser sur sa tempe – C’est un joli foulard, dis donc – Oui, mais ça a coûté cher, ici c’est cher dis donc – Bah… c’est pas bien grave. Il lui sourit et alluma une cigarette. Ca avançait doucement. 7h15. Encore cinq mètres et trois familles puis ce serait à leur tour de poser les deux billets du vol lointain sur le comptoir. Ils avaient bien fait d’arriver tôt pour la réservation des places, il y avait maintenant quinze ou vingt mètres de queue derrière eux.
Ils avaient leurs cartes d’embarquement, maintenant. Il avait dit – Deux places fumeurs au dernier rang. Ils auraient les sièges 30A et 30B sur l’allée latérale gauche au fond de l’avion. Ils attendaient, marchant le long des baies vitrées près des portes automatiques de l’entrée. Presque deux heures à tuer avant l’embarquement en porte 45 – Café ? – Oui bonne idée. Elle feuilletait une revue, il avait étendu les jambes sous la table dans le snack-bar. Elle posait des questions, elle n’avait jamais pris l’avion – Ca va être long, non ? – Oui mais tu verras, ça passe vite quand même. Elle faisait semblant de se concentrer sur son magazine, avec ce petit pli au front qu’il aimait tant. Elle avait ce visage doux et ces regards d’interrogations calmes, ce même regard et ce même visage que lorsqu’ils s’étaient revus, quelques semaines auparavant, alors qu’ils avançaient l’un vers l’autre, incertains encore de se reconnaitre. À Dijon. Et maintenant ils partaient ensemble, tout neufs de vie et de désir, avec – déjà – la tendresse des couples anciens. En plus.
Zone internationale. Couloirs de balatum gris en enfilade et puis la salle d’attente finale avant l’envol. Porte 45. Par les vitres, au-delà des pistes, Paris ronronnait sans savoir qu’ils partaient. C’était la fin de l’été et il faisait encore beau et chaud dans la grande ville. Au micro, on annonça que l’avion partait avec un léger retard. Il l’aurait parié. C’était un vol charter, un vol de cœur, un avion sans heures, un engin poétique à caprices. Un retard comme une jouissance retenue encore et encore. Il avait dit qu’il aimait bien les DC8, que c’étaient de vrais avions, longs et fins – Tu verras, on sent qu’on vole, c’est pas comme les 747 où tu te croirais dans un gros autobus. Elle avait dit oui, elle ne savait pas, mais elle avait dit oui. C’était comme s’ils étaient déjà en plein ciel, elle et lui, dans cet avion. Elle avait dit oui, puis s’était retourné vers lui et avait rencontré son regard embrumé, qui fixait les vitres. Il pensait à son père dont il avait appris le cancer, voici un mois. Il y avait l’idée noire du retour, sans savoir si le vieux serait toujours là. Oui mais. À quoi cela aurait-il servi de ne pas partir, à part se draper dans cette fameuse bonne conscience chrétienne bidon ? Et puis aussi, il avait si longtemps attendu de la retrouver, elle, enfermé qu’il avait été ces longues dernières années dans son propre cancer de solitude. Alors…