Le DC8 était bruyant, et, avec son fuselage bas et étroit, ce n’était pas le grand confort. Un avion charter de cœur, voilà ce que c’était, et cela suffisait à surpasser haut la main tout le luxe des premières classes de jumbo-jets. Tout le monde le savait parmi les passagers. Devant eux, dans l’allée centrale il y avait un ménage à trois. Les deux parents et le gosse. Excité comme un pou, le gosse. Il ne voyait donc pas que ses parents avaient envie de rêver à deux ? Sans lui, l’espace d’un instant, de s’aimer un simple instant, une heure ou deux, ou un jour entier. Non. Il piquait sa crise de contentement, ravi et transporté, et il fallait que leurs regards amoureux se séparent et se posent sur lui, il fallait lui sourire, le taquiner, le cajoler. C’est pas évident, un ménage à trois. Et eux, les parents, ils avaient tellement envie d’être déjà ce soir, quelque part, dans un lit, n’importe où, ils avaient tellement envie que leurs corps se frôlent, peu à peu, peau à peau, dans le silence et la lenteur, d’être à deux mêlant leurs souffles comme cet autre soir où ils avaient unis leurs sources de vie pour enfanter. Pour fabriquer ce bon dieu de gamin impossible qu’ils aimaient plus que tout au monde. D’être à deux pour lui offrir, ce soir, une petite sœur, une petite sœur pour lui. C’est pas évident, un ménage à trois. Le gamin avait couché le visage contre le tissu soyeux du chemisier sur le sein de sa mère, et elle, elle enlaçait son petit bou’d’chou d’homme. Et elle soupirait, sentant la main de son autre homme aimé lui caresser les cheveux. Alors elle pensait à son bonheur insensé.
Et eux ? Eux, aux places arrière en rangée 30… Lui, s’était levé pour se rendre aux toilettes. En grand voyageur, expert en vols long-courrier, il avait prodigué quelques conseils, soulignés de naïveté par un index professoral. Un, il faut toujours retirer ses chaussures pour un vol qui dure sept heures, et deux, il faut toujours aller pisser en début de vol, et surtout jamais après la fin du film parce que là, c’est la cohue. Et il joignit la leçon à l’exemple. Elle s’était glissée sur son siège à lui, pendant ce temps, la tempe collée au hublot. Elle se laissait bercer par les vagues des nuages, maintenant bien loin vers le sol. Elle se laissait guider par la vibration de la petite vitre ovale en plastique, piquetée de flocons et rayures. Et l’avion montait toujours. Elle ferma les yeux, en un mélange de protection pour elle et d’abandon pour lui, et une musique dans son ventre. Elle cherchait un objet, un objet à lui sur la tablette, elle trouva un simple petit briquet jetable et referma le poing autour, elle le serrait comme une prière, comme une preuve d’amour. Lorsqu’il revint des toilettes, il s’assit sur le siège près de l’allée latérale, sans un mot, et lui prit lentement la main. Sa chemise dépassait sous le léger pull d’été, il eut envie de pleurer. Mais. Mais elle n’avait pas écouté, pas écouté ses conseils, et elle avait gardé ses souliers. De petits souliers plats, presque des chaussons. Il se sentit con, elle était si belle. Si belle assoupie sur ce siège, avec le hublot comme un rêve. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Non, il n’y a que la poussière de l’azur qui passe et les chevaliers de ouate sculptés dans les nuages. Et elle était la belle au ciel dormant.
L’avion volait maintenant à 27.000 pieds, ils avaient tout juste traversé la Manche. Dans ce vol « nolisé » (1), dans les vents alizées. Au pays des merveilles. Sous le ventre de l’avion, la mer veille, en pointillés d’argent, et les ailes lisses soupirent, et elle, lasse, s’endort en bouton d’or, assoupie au zéphyr. Ils s’étaient levés si tôt, alors elle dormait. Forcément. Il déroula une couverture de voyage pliée dans son plastique et l’étendit sur elle, le long des jambes, puis remonta le tissu sur son ventre et ses seins. Elle offrait son être en confiance, bercée dans la coque fragile qui filait dans l’air glacé des hautes atmosphères. Il n’y avait plus rien à faire qu’à la regarder, ou à la caresser. Mais il n’osa pas, et il ouvrit un livre, jambes glissées sous le siège devant lui. Près d’elle. C’était un bouquin de Jo Nesbǿ - un truc norvégien - un polar polaire dans la chaleur frisquette de l’avion, un livre à grignoter au milieu du ciel. Son sommeil à elle parfumait l’air autour d’eux. Parfois c’est ça le bonheur, il suffit d’avoir les pieds glissés sous le siège de devant, un polar dans les doigts et un amour qui dort juste là dans le bruit sourd du fuselage au-dessus des nuages.
1Vol « nolisé » : vol charter, en Québécois.