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Billet de blog 15 mars 2025

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Les banlieues érogènes - Les yeux overseas (6)

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Midi, l’apéritif se faisait attendre. Cela faisait bien dix minutes que les hôtesses parallèles avaient tiré leur chariot dans les deux rangées de la carlingue, descendant chacune leur couloir pour servir les premiers rangs. Évidemment, comme toujours. Les premiers rangs, toujours. Et elles te les chouchoutaient ces gens là-bas loin devant, et allez donc ! Et lui, son apéritif à lui, il arrivait quand ? Que c’était long, mais que c’était long ! Et d’abord que pouvaient bien demander tous ces gens ? Un apéritif c’est pas compliqué quand même ! Le précieux chariot aux parfums alcoolisés semblait se vider au fil des aimables courbettes que procuraient les fesses des ravissantes employées de Nation’ Air. Allons bon sang, vite, plus vite ! Il observait tout cela les yeux planqués derrière les pages de son polar. Enfin, bon, peu à peu ça approchait. Il en fallait de la patience ! La dernière rangée n’a pas que du bon, question apéritif. Encore quelques secondes. L’hôtesse arrivait. Il s’agissait bien sûr maintenant de cacher son envie, afin qu’elle ne voit rien – cette hôtesse au postérieur galbé de bleu hypnotisant – de son impatience et de sa gourmandise enfantines. Position alanguie, un regard captivé par sa fausse lecture et un étonnement feint lorsqu’elle pencha vers lui les arabesques blondes de ses cheveux de soie. Il parut émerger d’un univers studieux ou d’un très profond rêve – Whisky et glace, whisky on ice, scotch ou bourbon ? – Oui deux whiskies, yes two. Il désigna du doigt le siège où son amour dormait, justifiant ainsi la double dose. Elle répondit – ok, bien sûr, of course – sourire professionnel et secret à la fois. Il n’avait pas été pour lui ce sourire, mais pour eux deux. Elle l’avait signé pour ce couple de dernière rangée, dans leur minuscule carré d’intimité. Les hôtesses, c’est subtil – Merci, tank you. Sur les vols canadiens, c’était comme ça, on disait toujours tout deux fois. Elle répondit – You’re welcome, bienvenue. Elle était québécoise.

Il la tira de son nid de sommeil, toute blottie dans les motifs patchworks de la couverture de voyage. Il lui chuchota des surprises-cocktails. Elle ouvrit les yeux. Il y avait toujours le bruit des réacteurs, et c’était toujours l’avion. Elle n’avait pas rêvé, elle était bien en route vers un monde nouveau. Ensemble ils portèrent leurs verres aux lèvres. Elle ne disait rien, elle ne pensait peut-être rien. Comme si elle avait peur de briser l’avion et la réalité. Lui, il avait renversé la tête en arrière sur le siège, laissant la boisson mordorée distiller son arôme dans la gorge. Et ça vibrait dans le fuselage. Un apéro et un amour à douze mille mètres. Elle lapait le whisky en gorgées minuscules, en poème intérieur, du bout des lèvres – l’alcool comme la liberté, comme de l’oxygène qui lui chauffait le cœur au son des réacteurs. Parfois ça aide à respirer le whisky. Alors soudain, ses yeux se tournèrent vers lui, et elle dit – On s’en va, on s’en va là-bas. Et il lui avait répondu – Oui, on s’en va. Il aurait voulu dire des mots, des mots magiques, des mots inventés. Mais qu’auraient-ils ajouté à la féérie ? Elle était belle et si fragile. Il voulut dire – Tu sais quoi ? – Non, dis-moi – Euh… rien. Il avait replongé les yeux dans son whisky. Par le hublot, dans un trou de nuages, passait la tâche verte d’un morceau de campagne. Elle demanda – Tu crois que c’est l’Irlande ? – Oui, c’est possible, c’est même fort possible, ça fait bientôt deux heures qu’on est parti, ça doit être l’Irlande – En tout cas c’est joli, dis donc. Il lui expliquait les choses en bornant le temps, et elle lui répondait en écho subjectif. Quelle élégance et quel mystère, dans ses yeux sombres à elle, qui découvraient la terre. Comme si c’était naturel, sans effort pour comprendre, sans hâte et sans raisonnement. Un don. Lui, il avait besoin de se dire qu’il était là, et de lui dire qu’il était là, et de lui dire qu’il voyait tout ça. Mais pas elle. Elle était dans la vie par évidence, une énigme. Sans un mot superflu.

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