Au bout de l’habitacle, le personnel de bord revenait à la charge avec une odeur à combler le palais. Le repas. Ils avaient faim, l’appel du large qui œuvrait aux papilles, l’appel de l’océan qu’ils survolaient, dans ce lieu pressurisé. Repas fragile avec trous d’air. Fourchettes agiles en banderilles, et dents qui piquent en matador. Olé ! Deux cent vingt toréadors concentrés sur la tablette, contre la côtelette. Toréador, prends garde à l’équilibre instable. Toréador, toréador. Puisque l’amour t’attend.
Quel silence dans le zinc. Au-dessus de l’Atlantique. Atlantique. Le désert marin de bleu et de vert défilait sous le ciel maintenant sans nuages. Au loin, passait un autre avion, un autre oiseau. À travers le hublot, un passereau à kérosène loin dans le ciel, un autre petit monde, un miroir lointain, une fragilité au milieu de rien. Au milieu de la terre, dans tout ce bleu, sur les flots irisés. Avec une question sur la courbe lointaine. Une courbe… fantomatique, un rien, une illusion, une courbure légère, un détail oculaire. Les hanches de la Terre. Cette Terre quotidienne de banlieues et de bruits, qui soudain s’enveloppe d’azur et de vert pâle, la Terre gommée d’un trait de ses flegmons et qui s’offre incurvée, distante et concentrée. Un résumé de Terre, sur la ligne Atlantique. Les hanches de la Terre, comme une femme entrevue. Un corps en découverte et qui leur promet tout. Et leur avion volait en murmure somnifère, et eux s’assoupissaient, las de ce son si lent, aux cieux entrelacés. Sur leurs sièges A et B.
Un fond de whisky s’agitait dans les gobelets sur les tablettes. Elle rêvait qu’elle était la Terre, qu’elle strip-teasait entre ciel et mer pour lui, dans la carlingue, pour lui, ce drôle de type qui lui disait depuis des jours – Tu verras, c’est beau là-bas. Elle rêvait entre ciel et mer qu’elle était une femme aux yeux comme les nuages, une femme au corps d’océan, avec les lentes vagues d’un ventre qui se donne en soupirs. Il n’y avait plus de bruit, chacun dormait dans le fuselage, entre Paris et Montréal. Elle se caressait sans le savoir, dans un sommeil d’altitude, happée en apnée par la Terre nourricière qui frappait au hublot. Sous la caresse des réacteurs.
Il y avait eu des heures, encore. On approchait du Bouclier Canadien, et peu après, sans avoir rien expliqué l’avion avait atterri à Goose Bay, un lieu de nulle part aux confins du Labrador. Normal pour un vol charter de cœur. Dehors, il y avait des touffes d’arbres au ras du sol, des érables courts, des mers de sapins trapus finissant dans le ciel blanc. Dans le ciel blanc, si grand. On palpait le silence absolu dans la fuite horizontale des forêts, c’était un choc majestueux qui envahissait les hublots de l’appareil, l’appareil qui avait fait taire ses moteurs, en bout de piste. Probablement pour un ravitaillement, imprévu normal. Pour un vol charter de cœur. Et en effet, sur le tarmac approchait un camion-citerne. Un « Texaco » à l’étoile rouge et blanche. Déjà un signe d’inconnu, un signe différent, cette marque de carburant inconnue. Elle avait des questions, des étonnements, se tenait aux aguets dans un émerveillement. Les forêts basses, le ciel qui effilochait ses nuages, le camion-citerne, tout cela lui était étranger, mystérieux, et tout cela lui était aujourd’hui permis. Promis. Passées trente minutes, le DC8 réarma ses moteurs. Dernière ligne droite, droite et longue au-dessus des lacs miroitant par centaines et de la forêt sans limite. Le Saint-Laurent chatoyait, mêlant la raideur de ses eaux d’acier à celles bleues et vertes de l’océan. Puis l’avion se mit à descendre, et, enfin, dans une symphonie de métal, le DC8 déploya ses ailes au-dessus de l’aéroport de Mirabel, vrombissant gorge ouverte en phase d’approche, minute après minute, seconde après seconde, ventre brillant dans le soleil du Nouveau Monde.
Ce n’était pas comme Orly. D’abord c’était tout propre. Et puis s’était tout vide. Pas de cohue, et elle s’étonnait de ce calme dans le grand bâtiment. Il était midi, heure locale. Elle se serrait contre lui, sur le tapis roulant qui menait aux douanes. Le ciel était différent, il y avait des nuages hauts, étirés en estafilades sur le ciel bleu profond. Décidément, c’était si grand. On sentait bien que ce ciel-là couvrait tout un continent. Ils attendaient avec les autres au contrôle des passeports, tous bien rangés en file indienne – c’était normal dans un aéroport si propre. Ils retrouvèrent leurs deux gros sacs qui paressaient en rond sur les tourniquets. Ca y était, ils étaient arrivés.