Il avait hésité – cent francs ou deux cents francs ? Deux cents francs c’était une somme. Il avait hésité puis avait quand même prélevé deux cents francs au distributeur automatique et il avait un peu flâné dans le quartier, de Sébastopol à Strasbourg Saint-Denis. Il était maintenant assis dans un café du Passage Brady et à travers la porte montaient les odeurs insistantes des épices orientales. Il y avait le bruit du café en cette fin de matinée, les senteurs des commerces libanais, les boutiques indiennes et les ateliers de confection semi-clandestins qui grondaient depuis les sous-sols. En face de lui sa bière pétillait sans saveur. Les pages des petites annonces s’étalaient sur la table. A côté de lui, son parka séchait. Il entourait et soulignait les annonces. Bien sûr il téléphonerait dès cet après-midi, bien sûr il enverrait les feuilles photocopiées de sa vie professionnelle mal compartimentée, bien sûr il oublierait l’annonce après une semaine ou deux sans réponse, avec la photo de son identité anonyme multipliée à l’infini dans les enveloppes.
Alors, dans le vide ordonnancé, il avait fermé les yeux sur la soie qui galbait les jambes d’une femme assise à son côté, et ses doigts remontaient le long du fin voile tendu sur la cuisse, frôlant le tissu. Il avait fermé les yeux dans ce café du Passage Brady, concentrant tout son être sur les légers tressaillements de la cuisse attentive à ses doigts. Puis il découvrit sa main posée sur le skaï anonyme et vide de la banquette du bistrot. Les premiers clients de midi arrivaient, ça sentait le couscous. Il paya et sortit sur le trottoir du Faubourg Saint-Denis, marchant jusqu’à la rue de l’Echiquier. Il hésitait entre rentrer chez lui ou continuer. Le temps à tuer. Continuer plus loin vers la rue Saint-Denis, franchir le trottoir des dealers et des prostituées. Il y avait trois mois que les examens médicaux avaient confirmé qu’il avait un encrassement des artères, un rétrécissement dans les veines. Il traversa.
Presque une enfant encore. Elle se tenait adossée eu mur, entre deux sex-shops. Il passait, les journaux du matin roulés sous le coude. Il avait cessé de neigeouller et par endroits la boue avait remplacé le tapis blanc-gris sur le trottoir. Il l’avait croisée – presque une enfants encore, et il avait vu les courbes fines au bas du dos et sur les hanches de ce corps à peine éclos. Mais elle avait déjà le regard dur malgré son être en devenir. Elle était là, échouée entre les travelos, les putes-parking et les billets de banque gras au fond des peep-shows. Il s’éloigna vers le Forum des Halles. Auparavant il descendait chaque jour dans ce puits béant de fureur, dans les escaliers mécaniques, jusque sur le quai le la ligne de métro Neuilly-Vincennes, là-dessous sous la ville. Pour aller bosser – pressé dans les couloirs, un œil sur la montre, en retard. Et aujourd’hui un œil sur les heures arrêtées. Il refit le trajet, comme un zombie. Compostage, portillon, sésame souviens-toi. Les horloges indiquaient 13h30 et l’odeur du méthane grandissait tandis qu’il s’enfonçait dans l’intestin urbain. Il monta dans la rame en direction du Pont de Neuilly.
Il était allé jusqu’au terminus. Quelle drôle d’idée. Un simple abandon dans le temps sans volonté. Il avait émergé sur le trottoir, le long de la Seine noire dans la demi-clarté de cet après-midi. Autour de lui, les voitures tourbillonnaient dans le tempo raide de leurs essuie-glaces et les passants dansaient en pastels délavés sous les parapluies. Il était épuisé d’avoir simplement monté les quelques marches depuis le fond de la station jusqu’à l’air libre. C’était un vertige, un tourniquet lancé en trombe. Il fallait fuir ce tourbillon. D’un pas mal assuré, agrippé à la rampe, il redescendit les marches vers le monde souterrain. Dans le temps immobile. Il s’assit au bout du quai sur un des sièges rouges qui s’alignaient contre la voûte du boyau désert. La rame arriva. Il se hissa dans le compartiment et s’affala sur une banquette, le corps tassé le long de la vitre. Dans ce putain de temps qui s’étirait sans jamais passer. A la station Argentine, une jeune femme monta et s’assit face à lui.