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Billet de blog 20 mai 2025

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Les banlieues érogènes - Esméralda fracturée (5)

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Il marchait le long des rues, en enfilade au hasard. Le soir tombait déjà. La multitude pressée des passants emmitouflés filait sur les trottoirs de la ville givrante. Cols relevés, écharpes jusqu’aux oreilles – corps matelassés de coureur de froidure anticipant en convoitise un chez eux chaud et apaisant. Il marcha longtemps, puis revint rôder au pied de son immeuble. Un animal inquiet. Il commençait à avoir faim mais il redoutait le retour à l’appartement. Il se retrouva à pousser la porte de son bistrot du matin, commandant un sandwich et une bière au comptoir. La tiédeur du bar le rassurait, et tout en croquant son jambon-beurre, il se repassa les images des yeux verts. Il était ancré là, dans le troquet, fatigué, déboulonné comme un moteur en panne. Il était 20h00, le café allait fermer. Il était là-dedans depuis une heure dans la vague incertaine des conversations. Il sortit. Il fallait bien maintenant qu’il enfile à nouveau la rue, qu’il revienne chez lui. Dans ce lieu où respirait l’étrangère.

Sa clé tourna dans la serrure, la porte souvrit dans le silence habituel. L’appartement était plongé dans un noir d’encre, seules les deux hautes fenêtres du living se découpaient dans l’obscurité. Comme deux fantômes. Son doigt tremblait lorsqu’il appuya sur l’interrupteur. La pièce était déserte. Il passa à la cuisine, elle somnolait, ordonnée et vide. Il ouvrit alors la porte de la chambre plongée dans son odeur ancienne et un parfum nouveau. Sur le lit, dans l’ombre se détachait une silhouette étendue. Elle était là.

Dans le silence le corps immobile dormait. Il eut un recul devant la forme sans mouvement, mais il serra les dents et refoula l’angoisse. Il pénétra dans la pièce, pas à pas vers le lit. Il devinait la chevelure éparse sur l’oreiller, la cambrure de la hanche sous le drap et la pâleur douce de la gorge dénudée. Son regard glissa sur les formes entre les plis du drap. Il approcha. Sa main toucha le linge blanc et il dévoila le corps étendu. Un carré de peau – oh si peu – entre le dos et la hanche s’offrait à lui. Il frôla cette peau et ce fut une douceur infinie, il explora la ligne de l’épaule fermant les yeux dans ce survol tactile. Il se pencha un peu plus au-dessus du lit sur le corps immobile, se laissant griser par le parfum des cheveux reposant en arabesques. Du bout des doigts, il caressa la joue satinée. Il se pencha un peu plus encore, ouvrant les lèvres pour poser un baiser sur le visage, quand soudain il vit les grands yeux verts qui le fixaient dans la nuit de la chambre. Il fut pris d’un frisson de panique et recula d’un bond jusqu’à la porte. Les yeux verts étaient plantés dans les siens.

Merde, mais c’est quoi ça ?! C’est quoi cette chose ?! Cette chose comme la mort qui vit. Il resta une seconde pétrifié, bouche tordue. Elle ne bougeait pas. Il s’appuya au chambranle de la porte, essuyant d’une main folle la sueur qui envahissait son front. Le drap se souleva et dans une ondulation des hanches, elle se tourna vers lui. Les grands yeux verts qui ne le voyaient pas étaient embués de larmes dans leur fixité. Il eut un sursaut à nouveau, mais le geste de recul se mua bientôt en question douloureuse lorsque ses yeux plongèrent dans les émeraudes en pleurs. Puis ce fut la tendresse, une tendresse qui lui remontait du ventre, débordait sur le coeur, émergeait dans la gorge et coulait sur les lèvres. Il passa la nuit au pied du lit à lui murmurer des questions, à lui parler de sa beauté, à lui raconter parfois aussi sa vie pas drôle à lui. Et par instants, pour seule réponse, une larme silencieuse coulait dans la clarté des yeux verts comme un lac inconnu. Un lac aveugle à sa présence, et il lui parlait.

Le matin pointait dans le ciel de février. Il avait fini par s’endormir au pied du lit. Une douleur dans le dos le réveilla, il avait l’épaule ankylosée après ces quelques heures passées à même le sol. Elle dormait toujours de son étrange sommeil éveillé. Il se leva avec peine, admirant une fois de plus le corps docile et abandonné, sous les draps. Il passa à la cuisine préparer le café. Sur la pointe des pieds, il revint déposer une tasse bien chaude sur la table de nuit à côté du lit. Puis il commença sa journée. 09h00. Il fallait qu’il passe à Pôle Emploi. Pour la première fois depuis huit mois il ne s’arrêta pas à son bistrot du matin. La froidure de l’hiver lui semblait plus légère, les rues étaient moins grises et la foule empaquetée de laine était moins hostile.

Il se rendit d’un pas ferme jusqu’à la Place de la République, puis avait pris une rue adjacente où se trouvait Pôle Emploi. Il entra dans le local où s’entassaient déjà le melting-pot des lève-tôt du pointage, le chômeur à rallonges qui empestait la gnôle, l’arabe fripé dans son bonnet jusqu’aux oreilles, et tous les autres, tous assis là avec les mêmes épaules voûtées, enfoncés dans l’attente pour leur tour au guichet ou pour un entretien avec un conseiller. Il prit place dans la file sur une longue banquette, en parking dans le temps collectif.

Il rêvassait dans la tiédeur du lieu, lorsqu’il découvrit son propre visage en reflet dans une des vitres du hall, et le souffle de vie qui était passé en lui tout à l’heure dans le matin blanc, s’effaça. Il était laid, et s’il avait pu l’oublier la nuit dernière dans l’étrange monologue de tendresse qui l’avait enivré, le reflet sur la vitre s’était chargé de lui rappeler, brutalement, comme un couperet. Il était trop laid, bien trop laid pour elle. Bien sûr les grand yeux verts n’avaient encore rien vu de cette épave, mais combien de temps cela prendrait-il avant qu’elle ne découvre son faciès blafard, morne et déjà bouffi ?!combien de temps avant qu’elle ne la voie ? Il y eut un appel, une annonce de numéro, c’était son tour au guichet. Il se leva.

Sur le chemin du retour, il passait encore et encore le film du jour tant redouté où les yeux d’émeraude s’ouvriraient à lui pour découvrir sa laideur ordinaire. Ce jour là elle lui refuserait sa docilité absente, elle quitterait son monde qui redeviendrait terne, et il retrouverait la langueur des jours à traîner sans vie et sans mort. Il lui restait l’espoir qu’il faudrait peut-être quelque temps avant que le rideau du regard vert ne se lève sur lui. Une rémission hypothétique, comme ses artères qui s’encrassaient. Un maigre espoir. Une ambulance cria au loin, les pigeons s’envolèrent, un soleil blanc perçait la tenture grise des nuages. Trois africains balayaient les crottes de chien.

Il rentra chez lui après avoir acheté par habitude ses éternels journaux pour les offres d’emploi. Elle était levée. Il passa devant elle, détournant la tête, dérobant son visage aux yeux verts, et s’assit dépliant les journaux, masqué derrière les pages. Il lisait distraitement, jetant parfois un œil furtif vers elle. Elle était toujours aveugle à sa présence. Il s’enhardit un peu, posant sa lecture au sol, et tenta de soutenir le regard vert. Elle se leva et passa près de lui sans pourtant qu’il soit là pour elle. Elle ramassa le journal à ses pieds, retourna à la table et plongea à son tour dans la lecture. C’est à cet instant que l’idée lui traversa l’esprit. Il se dressa d’un bond sous l’évidence et saisit un petit carnet et un stylo près du téléphone.

Il griffonna rapidement quelques mots, détacha la page du carnet tout en approchant de la table où elle lisait, silencieuse. Retenant son souffle, il posa la feuille de papier en face d’elle. Est-ce qu’elle la verrait ? Il attendit, le coeur battant dans un mélange de crainte et d’espoir. Il attendait. Elle replia le journal et découvrit la feuille du carnet. Les yeux verts parcoururent les quelques mots écrits à la hâte, puis sous les cils ils coulèrent leur absence d’éclat à la ronde dans la pièce, tandis que ses lèvres fines esquissaient un sourire énigmatique. Elle avait pris entre ses doigts la feuille où étaient écrits ces trois mots :

« Qui es-tu ? »

Elle reposa sa feuille, il plaça le stylo face à elle. Elle leva une seconde fois les yeux, cherchant la présence qui l’interrogeait, scrutant le vide devant elle, puis elle tendit la main, et d’une écriture souple elle traça sa réponse à la question posée :

« Il faut me deviner. »

Il y avait cette injonction sur le papier et le silence vibrait entre eux. Ainsi donc elle savait qu’il existait, qu’il était présent et vivant à côté d’elle. Mais que voulait-elle ? Il se fichait bien maintenant de sa laideur banale. Elle connaissait déjà son visage. Elle savait. Forcément. Il avait une sorte de fièvre dans le coeur. Il se saisit du bloc de papier, détacha une seconde feuille et formula sans attendre une seconde question. « Tu me connais, je ne t’apparais pas mais tu sais qui je suis. C’est cela ? ». La feuille pivota vers elle. Elle lut, puis répondit « Oui, je sais qui tu es, mais je ne peux pas de voir. », et à son tour elle lui tendit la feuille. Il resta interdit quelques secondes sous la révélation confirmée, puis demanda à nouveau « Et moi, ? Je te connais aussi, je suis sourd à tes mots, mais je sais qui tu es. ». Il lui tendit la feuille. Elle répondit « Oui, tu me connais, mais tu ne peux pas m’entendre ». Pris de vertige il griffonna « Est-ce qu’un jour tu pourras me voir ? Est-ce qu’un jour je pourrai t’entendre ? ». D’un geste vif, il lui fourra le papier sous les yeux. Elle hésita, le léger sourire s’effaça, et les yeux verts se mirent à briller en larmes contenues. Elle leva le stylo « Un jour je te verrai, un jour tu m’entendras, oui. Un jour éphémère, in instant de passage ». Il lut l’énigme sans comprendre, son coeur cognait. Il demanda « Un jour, mais, quel jour ? ». D’une main lente elle écrivit alors, « Le jour de notre mort ».

Son regard incrédule fixait la page. Il eut un éblouissement, tanguant entre épouvante et refus de croire. Cela ne tenait pas debout, c’était un horoscope morbide. Ou était-elle folle ? Et pourtant, il la voyait sans l’entendre et elle l’écoutait en cécité. Et tout cela n’avait rien d’un rêve. Alors, dans une prière pressante, il posa à nouveau sa question initiale, « Mais qui es-tu ? ». Elle lut, il y eut une attente, puis elle traça sur la page une dernière réponse « Il faut me deviner ». Et dans le silence nu, elle se leva, mettant un terme à leur échange.

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