Peu à peu, le flot des passagers grossissait dans la salle qui ouvrait ses baies vitrées sur les pistes d’envol. 01H00, il n’avait plus longtemps à attendre. Le personnel d’embarquement arrivait avec lenteur, tandis qu’on annonçait au micro le vol pour Paris-Roissy, et la lente procession commençait, chacun avec sa carte d’embarquement entre les doigts. Et bien sûr, toutes ces cartes portaient leur tampon. Il tendit la sienne et fila droit dans le boyau vers la porte de l’Airbus A340. Deux hôtesses lui souriaient, un contrôle de charme. L’une d’elle lui disait bonsoir – bonsoir, coucou, bienvenue au pays. Des mots rassurants après les interminables épreuves des étiquettes et des tampons.
Il cherchait sa place entre les rangées de sièges, c’était la place 27A. Près du hublot, côté jardin, côté jardin d’étoiles tout à l’heure dans la vibration des réacteurs secouant le ciel de nuit. 01H30. Il était assis à côté d’un Anglais très britannique, la cinquantaine. Ils firent conversation, comme on fait dans les avions ; il savait que tout à l’heure à Roissy, malgré tous les échanges, tous les secrets livrés, ils s’en iraient chacun leur route, sans un regard pour l’autre. C’était toujours comme ça. Mais pour l’instant, ils se disaient des choses importantes, en voyageurs du monde, calés dans leur fauteuil, pépères aventuriers. A grands coups de sourires et de hochements de tête entendus, ils se livraient des secrets. Dans le temps hors du temps. Et tout à l’heure dans la nuit des étoiles, les hôtesses passeraient en silence dans les allées entre les sièges endormis, tandis que lui veillerait, rêvant à son petit loup qu’il allait retrouver.
01h45. L’avion attendait. Il causait avec son Anglais. 02H15. il y avait du retard et le commandant de bord s’était excusé, expliquant qu’il y avait des passagers coincés dans les tampons aux douanes. Enfin non, il avait dit « formalités administratives ». N’empêche que ça allait être juste, pour sa correspondance Paris-Genève, avec plus de trente minutes de retard au décollage. Enfin, il y eut un bruit de délivrance, un bruit lourd et puissant. L’avion roulait sur la piste. 02H30. La carlingue vibrait et il regardait les passagers qui semblaient tous atteints d’une maladie de Parkinson subite tandis que l‘Airbus 340 accélérait sur la piste. Et décollait.
Bye-bye New-Delhi. Bye-bye et sans regrets. Malgré tout, si, des regrets quand même Pour tes odeurs épicées, tes Rick-shaws bigarrés, tes fleuves humains, et tes temples de marbre. Bye-bye India avec regrets pour tes routes incertaines, tes lenteurs et tes immensités. Bye-bye pour tes rues enfiévrées, les couleurs des écharpes, le goût des tandooris. La ville immense étalait ses lumières rares, en îlots éparpillés. Et son cœur se perça dans une sensation double de libération et de chagrin. Car en bas, sur le plancher des vaches sacrées, il y avait une jeune anglaise rousse, prisonnière, en détresse et en larmes. Une jeune fille qui n’avait pas pu partir. Elle resterait comme la princesse des légendes, embaumée dans le secret du Taj Mahal.