A côté de lui, deux ou trois tables plus loin, papotaient des vacanciers qui revenaient des Seychelles. Ils était trois, une fille joviale qui attendait un avion pour Bruxelles, et un couple dans les trente-cinq ans en partance pour Bordeaux. Ça avait dû être drôlement chouette leur voyage aux Seychelles, vu le potin enthousiaste qu’ils faisaient. Il s’invita en auditeur libre à leur conversation animée. Les Seychelles. Il hésitait à les situer, ces îles. Il savait que cet archipel se situait dans l’océan indien, mais où, précisément ?
Il avait posé sa tartine sur la table. Ça, la tartine, c’était l’Afrique. Puis il plia en triangle la petite serviette de papier offerte pour le petit-déjeuner. Ça, la serviette en triangle, c’était le sous-continent indien. Il sortit une pièce de monnaie de la poche de son blue-jeans, et la plaça près de la serviette triangulaire. Et voilà pour le Sri Lanka. Entre la tartine et la serviette s’étendait l’océan indien. Ah, il avait oublié Madagascar. Il planta son briquet près de la tartine beurrée – Madagascar. Et les Seychelles alors ? Elles étaient là, quelque part sur le formica, entre le briquet et la pièce de monnaie. Quelque part sur cette immensité océanique. Il contemplait son ouvrage avec satisfaction. Mais il se voulait précis, sur ce coup là, pointilleux. Et décidément Madagascar était mal placée. Il fit glisser le briquet de quelques millimètres, tête inclinée, sortant un peu la langue pour mieux apprécier la position de l’île face à la tartine africaine. Au bar, une serveuse le regardait faire en se demandant s’il allait bien, ce mec, avec le doigt sur son briquet et qui fronçait les sourcils en tirant la langue au-dessus de son petit-déjeuner. Il releva la tête et son regard croisa celui de la serveuse intriguée. Il rougit, puis, rapidement, il saisit l’Afrique beurrée et la trempa dans le chocolat.
Il avait bien du mal à résister aux vagues de sommeil qui l’envahissait par instants. Mais il fallait encore tenir une heure avant le vol pour Genève. Parfois, malgré lui, ses paupières se fermaient, et en une fulgurance, l’image de la jeune fille rousse revenait danser devant ses yeux clos. Il sursautait alors, ouvrant grand les yeux. C’était une image diffuse, une bouche tordue de détresse, des larmes sur les joues, un chagrin noir. Il se leva. Il ferait mieux d’aller attendre en salle d’embarquement.
Le vol pour Genève était à l’heure. Bientôt l’avion montait dans le ciel de Paris pour un court trajet de cinquante minutes. Étourdi, englué dans le temps déréglé, il allait et venait entre deux piques de nez dans le sommeil, et l’image de la jeune fille poil de carotte envahie de terreur surgissait dans la somnolence. Il se réveillait dans un spasme brutal, chassant l’image, puis replongeait dans son demi sommeil, bercé par le bruit des réacteurs. Et à chaque fois le fantôme de la jeune fille revenait le hanter. Il força son attention au dehors, derrière le hublot, scrutant le sol à travers les nuages, observant les routes minuscules là, en bas. Il se débattait pour rester éveillé, pour ne pas plonger dans le cauchemar de la jeune fille rousse. Ne pas se noyer avec elle dans les pleurs. Déjà, l’avion entamait sa descente, il passait au-dessus du Jura enneigé. Puis il y eut les dernières minutes, les ailes filaient sur la surface irisée du Léman. Enfin, la piste et le débarquement. 10H50.