La revanche du politique sur l’économique.
Depuis les années 80 et la libéralisation financière sous l’égide de Tatcher et Reagan, le politique, et à l’intérieur de celui-ci, la politique sociale, fut mis en coupe réglée pour servir les seuls intérêts économiques. La philosophe Simone Weill nous avait déjà alertés en nous annonçant que le mal essentiel de l’humanité résidait dans la substitution des moyens aux fins ( Oppression et Liberté, 1934). Or l’économie est avant tout un moyen mis au service d’une politique, et non le contraire, ce qu’en d’autres termes Karl Polanyi (La Grande Transformation 1944) avait théorisé en parlant de réencastrement de l’économie dans le politique. Ce même auteur nous rappelait que le mythe du marché autorégulé, devenu le modus vivendi de nos sociétés et soutenu avec acharnement par les économistes libéraux, était soutenable tant que l’État créait des protections sociales permettant de lutter contre sa violence. Or, ces protections sont aujourd’hui remises en cause et se délitent progressivement ouvrant la voie à une crise similaire à celles des années 30 ayant abouti à l’avènement du nazisme en Allemagne et du fascisme en Italie avec toutes les conséquences que nous connaissons. L’histoire se répéterait-elle sans que nous en ayons tiré aucune leçon?
Pendant quelques années, après les lois de libéralisation de l’économie et des marchés financiers, le contrat social fut maintenu à flot par le maintien des protections sociales et un discours politique laissant présager d’un avenir radieux pour chacun et d’un épanouissement assuré. Souvenons-nous des émissions télé (Tapie, Montand) mettant en scène la réussite comme un nouvel Eldorado. Malheureusement, depuis une décennie, sous l’effet d’une déconstruction assumée des protections sociales héritées du programme du Conseil National de la Résistance, les masques sont tombés : le chômage et la précarité ont augmenté, les salaires ont été gelés, le pouvoir d’achat s’est progressivement émietté, les inégalités ont explosé… La mondialisation « heureuse » s’est transformée en naufrage pour une masse grandissante des populations, celles que nos « sachants » catégorisent sous l’appellation fourre-tout « classe moyenne ». Le seul horizon proposé sous le joug d’une Europe sans projet social, et répété comme un mantra, s’est limité à l’impérieuse nécessité de limiter le déficit du budget à 3% du PIB. Voilà de quoi faire rêver ! Or une communauté ne se cimente pas, ne s’agrège pas autour de simples considérations économico-financières. Il lui faut une vision d’où la nécessité de recoloniser l’imaginaire comme le fit le grand économiste Keynes à la sortie de la 2ème guerre mondiale et comme l’avaient bien compris les grands dirigeants politiques de cette époque à commencer par De Gaulle. La société de consommation et ses corollaires : le confort, la prospérité pour tous, la propriété individuelle devint le moyen de maintenir le contrat social et de circonscrire les poussées des partis de l’extrême, d’autant plus qu’il existait encore un contre-modèle politique : le communisme offrant une autre alternative, certainement critiquable, mais réelle. La chute du mur de Berlin en 1989 permit au libéralisme, et notamment le libéralisme économique, de devenir le grand vainqueur et la seule voie possible ce que Fukuyama théorisa comme la fin de l’histoire. Or, force est de constater que le mouvement des Gilets Jaunes prouve que ce n’est pas la fin de l’histoire et qu’au contraire, nous sommes au début d’une nouvelle qui remet le politique au coeur du débat après des années d'errements d’un libéralisme devenu ultra et ayant rompu le contrat social au seul profit des "premiers de cordée".
Le mouvement des Gilets Jaunes illustre à la perfection la nécessité de proposer un nouveau modèle politique et social réencastrant l’économique dans une grande vision d’une autre nature.
La revanche du réel sur le virtuel.
Le mouvement des Gilets Jaunes nous rappelle que derrière les statistiques existent des femmes et des hommes, des êtres incarnés qui subissent au quotidien les conséquences de décisions prises dans les bureaux dorés de Paris et de Bruxelles. En d’autres termes, nous pourrions écrire que c’est une revanche de la réalité sur l’aveuglement technocratique, une technocratie qui à force de réfléchir à partir de grandes masses, de statistiques et de tableaux Excel s’est déconnectée du quotidien et de la vie réelle vécue par des millions de personnes. Cette revanche du réel sur le virtuel concerne aussi la pseudo science économique, qui à force de raisonner à partir de modèle théorico-mathématique en a oublié le réel et la complexité de la nature humaine qui se limite pour elle au paradigme de l’homo oeconomicus dont le seul objectif se limiterait à son intérêt particulier. Cette science est d’autant plus fautive qu’elle innerve le logiciel idéologique de la majorité de ceux qui nous gouvernent sans laisser une place suffisante aux voix discordantes représentées par les hétérodoxes.
Le réel est ce qu’il est et n’est pas réductible à des équations. Vouloir tordre le réel pour qu’il corresponde à des modèles abstraits aboutit inéluctablement à des révoltes. Nous en sommes là aujourd’hui.
La revanche du travail sur le capital.
La vision libérale tend à faire du capital - dans sa version financière - le ressort essentiel de nos économies. Or c’est oublier un peu rapidement que la capital est toujours le fruit d’une activité humaine. Un bois qui pousse tout seul n’a aucune valeur sonnante et trébuchante tant qu’il n’est pas coupé ou vendu. Pour qu’il se transforme en capital, il est nécessaire d’embaucher des bûcherons pour le débiter, des transporteurs pour l’acheminer, des personnes exerçant une activité commerciale pour le vendre, des fabricants de meubles ou de papier pour le transformer. Dans tous les cas, c’est par l’intermédiaire d’une activité humaine qu’il devient capital financier. L’homme et plus généralement son travail sont des médiateurs indispensables et incontournables. Toute richesse est donc le fruit d’un travail. Cette donnée essentielle a depuis longtemps été oubliée.
Le mouvement des Gilets Jaunes illustre aussi cette revanche. Sa sociologie nous donne à voir des hommes et des femmes qui ne bénéficient plus ou insuffisamment des retombées des richesses qu’ils créent.
S’ajoute à cela la suppression de l’ISF transformée en IFI, vécue comme une injustice. Il est difficile de discuter du bien-fondé de l’ISF et de son impact réel, mais à tout le moins, avant de l’abroger, n’aurait-il pas fallu créer des mesures incitatrices permettant une traçabilité du capital vers l’économie réelle, et mieux encore vers la transition écologique ?
La précipitation est souvent mauvaise conseillère et mal en prit au gouvernement actuel qui préféra le supprimer sans réfléchir à des mesures plus efficaces.
Le mouvement des Gilets Jaunes est aussi la conséquence de mesures privilégiant le capital financier et prises de façon précipitée, et ressentie comme une injustice flagrante.
La revanche de la démocratie sur l’oligarchie.
Là encore, le mouvement des Gilets Jaunes nous rappelle le principe de la souveraineté populaire. Après des années de centralisation, de pouvoir hyper présidentialisé et de montées des inégalités, il tente par ses actions de retrouver le pouvoir qui lui a été confisqué par une soi-disant démocratie représentative dont le profil sociologique des représentants se situe majoritairement dans les classes les plus aisées de la société, celles qui ne vivent pas des fins de mois difficiles. Ceux « qui ne sont rien » se rebiffent contre ceux qui croient être tout. Ils veulent faire entendre leur voix, conscients que les élections, associées en d’autres temps à la rime « pièges à con », n’étaient plus qu’un simulacre de démocratie. Les preuves sont nombreuses à l’appui de ce simulacre à commencer par le vote « NON » en 2005 au Traité de Rome II, adoubé ensuite sans référendum sous l’appellation Traité de Lisbonne.
Mais, il y a pire. Tout régime démocratique dont les politiques publiques sont à visée purement économico-libérales tend inexorablement vers la montée de l’oppression étatique. La montée des inégalités, corollaire de l’ultralibéralisme économique entraîne des tensions et des révoltes auxquelles les États répondent par une augmentation croissante des forces répressives. Certes, ces révoltes peuvent apparaître à des moments différents suivant les cultures propres à chaque pays, mais la France est certainement l’un des pays, du fait de notre histoire, dont le niveau de résistance se déclenche à des seuils très bas de tolérance. Il est même assez étonnant que ce mouvement ne soit pas apparu plus tôt. Toujours est-il qu’à la violence répond la violence et qu’elle constitue la dernière arme des révoltés quand le dialogue et la reconnaissance des revendications sont rejetés par la classe dominante.
Il aura fallu en arriver à cette extrémité avec les exactions commises lors des samedis précédents pour qu’enfin, ce mouvement soit entendu et déclenche la parole présidentielle. Dans une vraie démocratie, avec des représentants couvrant le spectre sociologique de la société, une telle extrémité n’aurait jamais dû être atteinte.
C’est là aussi une des revendications du mouvement des Gilets Jaunes. Espérons qu’il sera entendu avec l’instauration d’élections soumises à la proportionnelle ou la création d’une démocratie plus participative, grand enjeu d’une grande complexité, mais nécessaire pour le maintien de la paix sociale.
La revanche de la solidarité sur l’individualisme.
La bonhomie du mouvement nous montre à voir une société qui retrouve les vertus de la solidarité et du collectif. L’humain n’est pas uniquement une entité individualisée vivant dans sa bulle. Nous naissons tous dans un environnement collectif qui nous construit. Comme Aristote l’avait écrit, l’homme est un animal social. Or, nos économies sous l’effet des principes édictés par le libéralisme économique fondent ses politiques sur un individu seul, atomisé, égoïste et rationnel, entièrement responsable de sa situation sans déterminismes sociaux… Ce mouvement apporte un démenti formel à cette vision restrictive de la complexité humaine. Au contraire, il est une preuve de la nécessité vitale du collectif, d’un besoin irrépressible d’être ensemble et de partager. Il recrée des liens de solidarité, retisse des liens sociaux, ressoude des individus qui se croyaient seuls. C’est aussi la force du mouvement des Gilets Jaunes qui revit la force du collectif.
Je conclurai par deux citations qui méritent d’être répétées ad nauseam :
- Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui affranchit. Lacordaire
- Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Gramsci