Quel est le bilan humain des interventions françaises ?
L’armée française est accusée d’avoir tué, en janvier dernier, par un bombardement aérien, une vingtaine de villageois maliens assistant à un mariage. Aucune enquête n’est menée en France, où il faut se contenter des déclarations péremptoires du commandement militaire : l’armée française a tiré sur un regroupement de djihadistes. La seule enquête ouverte est à l’initiative de l’ONU. [1]
On peut retrouver trace de deux autres opérations qui ont suscité des questionnements, au Mali ou à l’étranger, mais pas en France : l’armée française a bombardé en octobre 2017 un camp de djihadistes. Il y avait parmi les occupants du camp 11 soldats maliens prisonniers. Aucun rescapé. Devant l’émoi suscité au Mali par cette opération, l’armée française déclare que ces soldats maliens avaient en fait été retournés par les djihadistes, ils méritaient donc leur sort[2]. En novembre 2016, l’armée française tue un enfant de 10 ans, toujours par frappe aérienne. Cette fois, devant l’émoi suscité au Mali, mais toujours pas en France, le gouvernement français diligente une enquête qu’il confie… à l’armée française. Au bout d’un an, cette enquête conclut qu’aucune faute ne peut être reprochée à l’armée française, le jeune garçon étant un « guetteur » agissant au compte des djihadistes. [3]
Pour quelques rares opérations répertoriées, combien d’autres passées sous silence ? Combien de morts depuis le début de l’intervention française, tués par des bombardements quasi quotidiens, combien de femmes, d’enfants, combien de blessés, de personnes mutilées à vie, combien de prisonniers ? Impossible de le savoir, le seul décompte précis concerne les soldats français, victimes regrettables que l’on honore régulièrement parce que « tombés pour la patrie ». De temps en temps un communiqué pour se vanter d’avoir « neutralisé » (entendre tué) quelques dizaines de « djihadistes », de « terroristes ». En février 2019 la ministre Mme Parly évoquait 600 « djihadistes » tués par l’armée française depuis 2015. Plus récemment est évoqué le chiffre de 1000 victimes des frappes françaises pour la seule année 2020.[4]
Le même silence assourdissant prévaut pour les frappes aériennes menées depuis des années par l’armée française en Irak et en Syrie, comme supplétive de l’armée américaine. Evoquons également les armes vendues à l’Arabie Saoudite pour mener sa sale guerre au Yémen. Des milliers de morts anonymes, des femmes, des enfants qui ont eu le tort de naître au mauvais endroit.
Au nom de quels principes ?
On objectera que la fin justifie les moyens et que la fin est noble : il s’agit de faire rempart au terrorisme au nom des « valeurs » qui sont les nôtres. Où sont ces « valeurs universelles », éthiques, républicaines lorsque la France choisit de soutenir les grands démocrates que sont les dirigeants de l’Arabie saoudite, le maréchal Sissi en Egypte, les dictateurs africains… d’être complice de leurs crimes, de les recevoir en grande pompe un jour (Saddam Hussein, Kadhafi, Assad…), de les combattre le lendemain, et toujours de bombarder leurs peuples ? S’il est bien un pays où l’« islamisme » - cette « idéologie mortifère » qu’il faudrait combattre - est au pouvoir , c’est l’Arabie Saoudite. Mais cette idéologie, si « contraire à nos valeurs », ne nous dérange pas si le pays nous laisse exploiter son pétrole et achète nos armes. Les guerres qui sont menées en notre nom n’auraient-elles pas plutôt à voir avec d’autres valeurs bien réelles comme le pétrole, le gaz, l’uranium au Sahel ou les ventes d’armes ?
Pourquoi ce silence en France ?
Le plus étonnant est le silence observé en France sur ce sujet. Que l’armée française, la « Grande Muette » se taise, rien de plus normal, encore que, parfois, apparaissent des interrogations de la hiérarchie militaire elle-même sur le bien-fondé de nos interventions en Afrique. Mais pourquoi, dans un pays démocratique, aucune force politique, aucun media, à de rares exceptions près, ne s’empare du sujet pour en faire au moins un objet de débat ? On fait porter les débats pendant des heures sur les mesures à prendre pour combattre en France le « séparatisme », sur l’« islamo-gauchisme », on peut même librement évoquer l’idée que les musulmans portent en eux, de par leur religion, des valeurs étrangères aux nôtres (d’ailleurs ils ne mangent pas comme nous, a pu déclarer un animateur de Cnews) mais les citoyens français n’ont pas le droit d’être informés, de débattre des guerres menées en leur nom, de leur coût humain, de leur coût économique (combien de milliards dépensés qui font cruellement défaut à nos hôpitaux?) de leur coût écologique (quel est l’impact environnemental de ces milliers de bombes déversées ?).
On peut s’enorgueillir d’avoir supprimé la peine de mort, même pour des crimes odieux, et tolérer que l’on porte la mort à des milliers de kilomètres sans jugement, sans débat et dans l’opacité la plus totale. Même les animaux tués dans les abattoirs ont droit à plus de considération. Quand des journalistes font des reportages, ils sont presque toujours « embarqués » aux côtés de l’armée française. Aucune enquête indépendante, les quelques rares qui s ’y sont risqués ont été assassinés. Peut-on attendre autre chose de patrons de presse qui recrutent et payent les commentateurs censés faire l’opinion et qui ont, eux-mêmes, des intérêts très particuliers à défendre, qui en Afrique (le groupe Bolloré), qui dans les ventes d’armes (le groupe Dassault) … ? Mais pourquoi n’y-a-t-il, contrairement aux autres pays démocratiques (les Etats-Unis, la Grande Bretagne, l’Allemagne, l’Espagne…) aucun mouvement d’opinion pour porter cette exigence de vérité et de débat, pour offrir une expression démocratique à tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans la parole officielle ?
Ces guerres alimentent le terrorisme
Comme si toutes ces guerres en Irak, en Syrie, en Lybie, au Mali, au Yémen, ces massacres perpétrés n’avaient aucun lien avec la situation que nous connaissons aujourd’hui. Certes les attentats commis en France, l’assassinat de Samuel Paty sont des actes barbares mais comment qualifier sinon de barbarie des bombardements aveugles, massifs, qui tuent indistinctement des êtres humains ? Et cette politique ne fait-elle pas le lit du terrorisme que l’on prétend combattre ? Un excellent documentaire sur la destruction de l’Irak a récemment été diffusé sur France 5. Il montre bien comment les guerres successives, la « destruction d’une nation » (c’est le titre de la série documentaire), de toutes ses infrastructures civiles, la mort de 500 000 enfants qu’elles ont engendrées (un génocide selon les termes d’un responsable des nations Unies) a favorisé l’émergence de Daesch. Et ce, en toute impunité pour les dirigeants politiques qui ont mené ces guerres.
Alors, devant la montée d’une forme de radicalisation qui pousse à aller toujours plus loin dans la recherche de boucs émissaires ( le juif hier, le musulman aujourd’hui), n’est-il pas temps de poser ouvertement la question des interventions françaises, de diligenter des commissions d’enquête indépendantes, de juger les responsables ou faudra-t-il attendre 30 ans pour que , comme pour le Rwanda, on finisse par admettre, du bout des lèvres et en catimini, la responsabilité des autorités françaises dans les massacres commis ?
[1] L’Express du 06/01/2021, Le Monde du 11/02/2021 et du 28/01/2021
[2] Le Parisien du 8/11/2017
[3] Le Parisien du 14/01/2017, RFI le 2/12/2017
[4] Rubrique de Claude Angeli dans le Canard Enchaîné