Si les géographes et anthropologues du futur se penchent un jour sur le cas de notre petite campagne bourguignonne et qu’ils observent la façon dont nous habitons le territoire, ils observeront un certain nombre de curiosités. Premier paradoxe : dans ma commune, la population était de près de 700 personnes au début du 19e siècle, elle est aujourd’hui près de quatre fois inférieure (183 habitants en 2022) et malgré tout, la pression sur le logement n’a jamais été aussi forte.
Ensuite, ils observeront que la population est certes vieillissante, mais que la période du Covid a vu l’installation de nouveaux arrivants, plus jeunes, la plupart venu.e.s de la ville (un genre de petit exode urbain). Depuis 2020, douze personnes parmi les nouveaux arrivant.e.s ont moins de 30 ans.
Malgré ce léger repeuplement, ils ne pourront passer à côté de quelque chose qui, au regard de la façon dont nos aïeul.e.s habitaient la campagne, paraît très étonnant mais qui passe relativement inaperçu aux yeux de nos contemporain.e.s. : la façon très inégale dont est réparti le logement.
Dans le centre bourg, sur une cinquantaine de logements, on compte plus d’une dizaine de résidences secondaires, occupées de façon ponctuelle, voire totalement désertées pour certaines. Ces maisons étant souvent parmi les plus grandes, elles recèlent des perspectives intéressantes pour des familles qui souhaiteraient s'installer ou des artisans qui voudraient développer leur commerce ou activité, potentiel qui reste inexploitable.
Pour ce qui est des logements occupés, on peut mentionner plusieurs cas qui apparaissent très singuliers : un couple d’anglais sans enfants qui habitent un manoir de 700 m², un couple de retraités qui possèdent deux maisons, chacune dotée d’un garage et de plusieurs chambres, séparées par une cour, et qui garde l’une d’elle pour la visite de leurs enfants, quelques week-end dans l’année.
Plus singulier encore, on pourra parler d’un résident secondaire que l’on n’a plus vu dans le village depuis le début du Covid, qui a racheté il y a quelques années la maison mitoyenne de la sienne pour « ne pas être dérangé » (ce qui ne peut manquer d’apparaître comme ironique au regard de sa présence particulièrement rare). Ses deux maisons cumulent plusieurs centaines de mètres carrés habitables, des dépendances et granges, une tour entièrement rénovée datée de près de 1000 ans et deux grandes cours pavées.
De façon plus générale, une part prépondérante des logements est possédée par des personnes âgées, qui soit vivent ailleurs et conserve leur logement « pour leurs enfants » ou bien pour des raisons « affectives » (parce qu’ils ont grandi là, par exemple), soit vivent ici seuls dans de vastes espaces.
Ensuite, à l’échelle du village (bourg et hameaux compris), on compte environ huit familles de trentenaires ou quarantenaires avec enfants, dont on pourrait dire qu’ils habitent des espaces adaptés à leur besoins, avec tout ce que ce que cela peut avoir de subjectif. Nous entendons par là un logement qui grosso modo n’inclut pas davantage qu’une chambre par personne, une cuisine unique, une salle de séjour, éventuellement un garage et un jardin.
D'éventuels observateurs qui étudieraient notre petite communauté avec un peu de recul ne pourraient manquer de relever la particularité du mode de vie des plus jeunes. Ils constateraient qu’aucun n’est propriétaire, à l’exception d’un seul qui possède une ruine en cours de rénovation, qu’ils habitent de petits espaces en colocation, sans garage, avec parfois une cave partagée. De plus si ils étaient attentifs, ils décèleraient dans les prairies et bois alentours du village les traces d’habitats insolites : des caravanes sur un terrain agricole, des petites maisons en bois en lisière de forêt ou une yourte dissimulée dans une combe, tout autant de remèdes temporaires à l’inaccessibilité de l’immobilier.
A propos de ces modes de vies quelque peu romantiques, on entend dire des choses du genre : « c’est ça les jeunes, ils sont idéalistes, ils veulent vivre autrement, une cabane et un poêle à bois et ils sont heureux ». S'il faut bien admettre qu’en effet ce mode de vie nous amuse un peu, la réalité est qu’on a pas vraiment le choix. Le jour où l’on en a marre de croupir des hivers entiers dans des caravanes de 10 m², où l’on réfléchit à trouver un espace où vivre et lancer une activité d’artisanat par exemple, on se confronte à la réalité violente de l’ère post-covid. Les locations sont rarissimes, ou bien offrent à des prix élevés un confort à peine supérieur, et l’achat, même avec un apport familial, est devenu presque impossible à moins d’être un héritier ou d’avoir déjà une longue carrière dans l’ingénierie derrière soi.
Dans mon village, on a vu une ferme magnifique, avec 25 hectares de terre, vendue 180 000 euros il y a 10 ans, revendue 250 000 il y a 7 ans, et rachetée cette année pour 450 000 euros. Pire encore, une maison secondaire dans un village proche, jolie bâtisse traditionnelle mais sans cachet particulier, pas immense, avec juste un peu de terrain, proposée à 650 000 euros par ses propriétaires, des Australiens très gentils au demeurant qui disent vouloir en tirer « le juste prix ». Il y en aura toujours pour nous dire d’aller bosser davantage, que sans ça c’est normal qu’on puisse pas acheter, mais face à une explosion aussi violente des prix, on pourra bien faire vingt ans d’une carrière professionnelle la plus lucrative que ça risque fort de ne pas suffire.
La maison des Australiens n’a pas trouvé preneur à ce prix, mais si elle vient à être racheté et que les agences immobilières locales décide de se ranger derrière des estimations aussi faramineuses, cela signifiera que les jeunes (et moins jeunes) sans-le-sous devront définitivement se résigner à une vie précaire en caravane ou dans des colocations surpeuplées, ou à décamper.
Le problème, c’est que si l’on en croit nos ami.e.s aux quatre coins de la France, il n’y a pas d’endroit où la situation soit vraiment meilleure. On peut même dire que la Bourgogne n’est globalement pas si mal lotie comparée à des régions comme la côte bretonne (à l’exception du Finistère qui, paraît-il, reste à peu près épargné), des côtes basque et méditerranéenne (qui vivent une tension immobilière intense depuis bien plus longtemps), ou encore la Creuse (nouvelle destination en vogue, semble-t-il), la Dordogne, la Drôme et l’Ardèche (destinations touristiques si il en est), le Jura (qui, dans les communes frontalières de la suisse, est particulièrement inabordable).
Certes, il nous reste des endroits dans le Morvan où on pourrait sans doute trouver une maison à peu près abordable, ou peut-être quelque part dans les Pyrénées, mais à l’heure qu’il est, on a encore envie de croire qu’il nous reste d’autres options que de partir.
Dans notre village, un café associatif a ouvert depuis 2 ans à l’initiative de la dizaine de jeunes nouvellement arrivé.e.s. L’accueil du village a été formidable, on trouve très peu de gens pour se plaindre du bruit le soir, et beaucoup pour s’émerveiller de la chouette ambiance que cela créé. Cependant, une membre de l’association qui espérait, moyennant un apport familial, négocier un petit local pour en faire son atelier de céramique, a vu son projet sérieusement remis en question lorsqu’une agente immobilière lui a expliqué : « vous savez, votre village est très coté. Depuis que vous avez ouverts votre lieu culturel, les prix se sont envolés ».
Et le serpent se dévore superbement la queue : les jeunes qui travaillent à redonner de la vitalité sociale et culturelle au village font d’une pierre deux coups et créent les conditions de leur propre précarité. Et lorsque le serpent aura achevé de se dévorer, le lieu culturel fermera ses portes parce que celles et ceux qui le font vivre seront fatigué.e.s de vivre dans des logements exiguës, et iront chercher ailleurs un hypothétique épanouissement professionnel et personnel.
Et alors notre village retournera à sa torpeur, et on entendra peut-être chanter les éternels pessimistes : "les campagnes se vident, les jeunes veulent simplement vivre en ville, glander sur insta et manger au KFC".
Mais c'est faux, on est nombreux et nombreuses à préférer de loin nos existences rurales, plutôt que celles que nous menions en ville. Pour rendre ces existences possibles, il faut simplement nous laisser un peu de place.