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Billet de blog 3 juillet 2024

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L'extrême droite ou la mise à mort de l'enseignement agricole contemporain

L'arrivée au pouvoir de l'extrême droite ébranlerait les fondements de l'enseignement agricole, de l'accueil des populations vulnérables et allophones en passant par l'éducation socioculturelle et l'agroécologie. Elle accélérerait la crise des métiers agricoles et marquerait une rupture de valeurs, y compris celles défendues par le privé inscrit dans la tradition d'accueil du catholicisme social.

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Illustration 1
Les migrants sont logés dans les locaux de la Maison Familiale rurale de Pointel sur le site de Saint-Hilaire-de-Briouze. (©L’Orne Combattante) © (©L’Orne Combattante)

L'arrivée de l'extrême droite au pouvoir ne constituerait pas un simple "retour en arrière" en matière de politiques agricoles et de formation des jeunes ruraux, elle impliquerait plutôt un basculement idéologique, accélérant les crises de renouvellement des métiers et des activités agricoles et rurales. L'ensemble des fondements de l'enseignement agricole public comme privé serait remis en question : l'accueil des populations vulnérables dans leur diversité, notamment les populations allophones, les dispositifs pour les jeunes migrants, l'enseignement de l'éducation socioculturelle, les formations à l'agroécologie.

Il m'est arrivé, moi-même d'être surpris par la forte présence dans certaines classes de baccalauréat professionnel agricole, de jeunes issus des immigrations qui ne sont pas originaires du milieu agricole (au sens large du terme) et dont l'accueil constitue une nécessité pour les établissements d'enseignement agricole pour pouvoir se pérenniser dans le temps et résoudre les enjeux de renouvellement auxquels sont confrontés une grande partie des emplois ruraux et agricoles. C'est le cas également dans les formations de services aux personnes, qui recrutent un public essentiellement féminin et qui sont elles-mêmes constituées de jeunes femmes dont les parents sont immigrés.

Dans certaines classes de formation agricole, j'ai ainsi pu constater que les populations diverses dans ces classes sont celles qui sont les plus attaquées historiquement par l'extrême-droite. Par exemple, bien que minoritaire, la population allophone et étrangère (primo-arrivants) constitue une "ressource" essentielle en termes de travailleurs aujourd'hui et dans les années à venir, et pas seulement pour les emplois saisonniers, son accueil est une condition de renouvellement de la population agricole. Les classes dans les formations de l'enseignement agricole peuvent être très diverses et être composées majoritairement par les jeunes stigmatisés par l'extrême-droite. Installés généralement en périphérie des villes, les lycées agricoles accueillent aussi des classes avec des élèves qui ont une très grande diversité de parcours migratoires et résidentiels.

Alors que l'accueil des populations immigrées et étrangères est une des solutions à la crise de recrutement des métiers, on sait bien que l'extrême-droite ne supprimerait pas seulement les unités pédagogiques pour les élèves allophones proposées dans les établissements d'enseignement, comme ceux de l'enseignement agricole, mais elle conduirait à l'expansion des discours haineux envers les jeunes allophones, qui sont déjà stigmatisés, et qui sont aussi présents dans les classes qui préparent aux métiers agricoles, dans la filière de l'agroéquipement par exemple. Ce n'est pas seulement l'enseignement agricole public qui est attaqué, car l'accueil des populations vulnérables au sens large (élèves en situation de handicap, jeunes placés en famille d'accueil, etc) est une tradition partagée avec les établissements d'enseignement privé et s'inscrit dans la tradition du catholicisme social. A titre d'exemple, des établissements d'enseignement agricole ont ouvert des classes réservées aux jeunes adultes étrangers. Dans une MFR où j'ai pu me rendre, le conseil d'administration a décidé d'ouvrir une section d'accueil pour ces jeunes adultes en 2021. Partant du constat que les exploitations agricoles avaient du mal à recruter des salariés dans différents domaines (polyculture, élevage, suivi des troupeaux laitiers et de la traite), en raison du manque d'attractivité de ces emplois, l'établissement a décidé d'ouvrir une section pour répondre aux besoins de main d'oeuvre.

On aurait cependant tort de penser que la question est uniquement d'ordre économique. Il ne s'agit pas seulement de palier un manque de main d'oeuvre. Il s'agit d'un rôle que s'est toujours donné historiquement l'enseignement agricole, celui d'accueillir les populations les plus fragiles, et c'est en ce sens que le projet de l'extrême droite, s'il devait être mis en oeuvre en France, conduirait à la destruction de ce fondement historique. Offrir une formation et un métier à ceux qui ont connu les parcours les plus fragiles, qu'ils soient migrants, racisés, allophones, et qui ont vécu des situations difficiles, tant sur le plan scolaire que social, constitue l'une des fonctions historiques de l'enseignement agricole. Il est évident que cet enseignement agricole qui souhaite donner une place dans la société à ceux qui sont mis de côté et en situation de vulnérabilité ne correspond pas au projet de l'extrême droite qui alimente une vision de ces jeunes contraire à la réalité. Ils ne seraient pas de bons travailleurs, alors que ce sont souvent eux qui sont les plus assidus au travail et qui ne comptent pas leurs heures. Comment l'enseignement agricole pourra t-il se remettre d'un tel projet qui consiste à laisser de côté ceux à qui pourtant on souhaite donner une chance et qui constitue une grande partie du futur des métiers agricoles et ruraux ? Si bien sûr la question de l'accueil des populations vulnérables interroge sur la perception de l'enseignement agricole par le reste de la société (souvent représenté comme un lieu d'accueil des élèves en difficulté, en tout cas pour ce qui concerne les formations professionnelles), l'accueil des populations en situation de vulnérabilité serait remis en question en raison de la suppression de nombreux dispositifs existants et des discours de haine raciste qui sous-tendent les discours de l'extrême-droite édulcorés.

Par ailleurs, l'enseignement agricole n'a jamais été conçu comme une simple formation professionnelle, c'est-à-dire une formation qui prépare à des métiers. La place de l'enseignement de l'éducation socioculturelle, qui est importante dans certaines filières, en particulier dans les métiers de la nature, pourrait être contestée. Même si le projet de création de l'enseignement de l'éducation socioculturelle était alimenté par une vision misérabiliste des jeunes ruraux (qui seraient moins dotés culturellement que les jeunes urbains selon les représentations ordinaires),  la place de l'éducation socioculturelle constitue une ouverture importante défendue par les enseignants et les formateurs des établissements d'enseignement agricole. A travers les résidences d'artistes dans les lycées agricoles, cet enseignement participe aussi à la diffusion d'oeuvres artistiques et à alimenter les réflexions dans le débat public sur les rapports des humains avec la nature, le végétal, les animaux et l'environnement. Ces réalisations sont contraires au projet de l'extrême droite, prises dans une vision naturaliste des rapports humains, en particulier des rapports entre hommes et femmes, comme le montre son rejet de l'avortement.

Les attaques de l'extrême droite porteraient aussi plus spécifiquement sur l'enseignement de l'agroécologie comme le laissent entendre une série de déclarations publiques à ce sujet par des députés du Rassemblement national. Selon une note de la CFDT, le député Tanguy aurait attaqué violemment les professeurs des lycées agricoles qui enseigneraient une idéologie de l'écologie à leurs élèves d'après les propos rapportés du député d'extrême-droite : "« Les élèves des lycées agricoles sont souvent des enfants d’agriculteurs. Quand je visite une exploitation dans ma circonscription, (…), une majorité, pour ne pas dire tous, se plaignent que le contenu des enseignements diffère de l’expérience de leurs parents, les mettant en porte-à-faux. Les cours reposent sur une certaine vision de l’écologie, de la décroissance, du bien-être animal ; on leur explique que leurs parents ne savent pas travailler et qu’il faut faire autrement. Les jeunes ne se sentent pas en confiance. Ce retour étant systématique, j’en conclus que les enseignements sont idéologisés. (…) leur contenu est politique. (…). Je le dis sincèrement, et non pour susciter une polémique (…) ». Cette attaque n'est pas seulement révélatrice du rejet du RN des formations agricoles qui s'ouvrent à l'agroécologie, elle traduit aussi une volonté de clivage et le souci de créer une opposition entre les "enfants des agriculteurs" et les "autres". Derrière cette volonté d'accentuer cette opposition, il y a le souci de répondre aux attentes du patronat et non celles de la collectivité. Cette opposition est d'ailleurs contredite par un certain nombre de travaux, même s'il existe des lignes de clivage entre les enfants originaires du milieu agricole et ceux qui ne sont pas issus dans la perception de l'agroécologie, les agriculteurs n'y sont pas hostiles et constituent plutôt un groupe hétérogène ayant des points de vue très différents sur ces enjeux. Accentuer les oppositions entre les groupes sociaux constitue le projet du RN pour déconstruire les avancées sur le plan des politiques environnementales, leur discours traduit une vision climatosceptique qui n'est pas partagée par la majorité des agriculteurs.

La volonté de destruction de l'enseignement agricole et de ses fondements (accueil des populations vulnérables, éducation socioculturelle, agroécologie) témoigne d'une vision forgée sur une conception de la société fondée sur la hiérarchie entre les plus forts et les plus faibles, qui serait d'ordre naturel.

La note de la CFDT : https://www.sgen-cfdt.fr/actu/non-monsieur-le-depute-rn-enseigner-nest-pas-denigrer/

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