Dans les lycées agricoles, qui sont des établissements de formation sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, les enseignants interviennent dans des cursus de formation qui sont au cœur des enjeux liés au renouvellement des agriculteurs et de la transition agroécologique. Ces agents réclament une meilleure reconnaissance de la part de leur administration centrale et se sentent floués par un procédé administratif jugé illégitime par bon nombre d'entre eux. Les professeurs des lycées agricoles publics sont en lutte depuis le mois de novembre en raison d'une nouvelle méthode de calcul de leurs heures de travail imposée sans concertation à la fin de l'été 2023 par leur administration, la DGER (Direction Générale de l'Enseignement et de la Recherche) du ministère de l'Agriculture, qui vise à faire peser sur leur salaire les coûts occasionnés par l'introduction d'une semaine supplémentaire d'enseignement de pluridisciplinarité dans les baccalauréats professionnels rénovés en lycée agricole.
En effet, les heures d'enseignement de pluridisciplinarité sont désormais calculées, dans certaines régions, de façon à faire reposer les couts de cette augmentation du nombre d’heures sur les seules épaules des professeurs des lycées agricoles. Il s'agit de compter une heure d'enseignement hebdomadaire de pluridisciplinarité comme l'équivalent de 0,77 heure d'enseignement effectif devant les élèves de manière à financer cette semaine supplémentaire de cours de pluridisciplinarité. A budget constant, il s’agit de travailler plus pour gagner autant. Pour justifier un tel procédé, le calcul de ces heures de pluridisciplinarité s’effectue désormais sur 36 semaines et non plus seulement 28. Ont ainsi été intégrées dans le calcul, les semaines de stage professionnel des élèves. En réalité, l’objectif est de continuer à ne pas recruter de nouveaux enseignants, les enseignants des lycées agricoles ont vu leurs effectifs diminuer ces dernières années.

Agrandissement : Illustration 1

Le procédé de l’administration du ministère de l’Agriculture a été très violemment vécu par les professeurs des lycées agricoles dans un contexte politique particulier marqué par des discours prônant une meilleure reconnaissance du métier d'enseignant et même la revalorisation de leur niveau de rémunération. Cette contradiction majeure entre les actes mis en œuvre et les discours est violente car la préparation des enseignements pluridisciplinaires est considérée comme une des tâches les plus lourdes dans le travail enseignant en lycée agricole, une des activités les « plus exigeantes en temps et en conception dans le cadre des enseignements dispensés dans nos lycées agricoles » écrit l’intersyndicale des professeurs des lycées agricoles publics (CGT, FOA, SNETAP FSU, UNSA et Sud) dans son communiqué du 16 novembre 2023 qui fait suite à la grève dans les établissements d’enseignement deux jours plus tôt. Une pétition a été mise en place par l'intersyndicale, elle a réuni plus de 2 177 signatures à la date du 22 février 2024.
Le procédé technique parait a priori anecdotique quand on ne mesure pas l’importance de ces enseignements pluridisciplinaires en lycée agricole. La pluridisciplinarité est revendiquée comme une des spécificités fortes de l'enseignement agricole (même si ce type d'enseignement existe sous d'autres formes, dans l'ensemble du système éducatif français), elle est d'ailleurs présente dans tous les référentiels de formation en lycée agricole. Ces trente dernières années, ce type d'enseignement a connu une large expansion et il est en relation avec les enseignements professionnels comme les enseignements généraux. Le procédé mis en oeuvre par la DGER pourrait aller à l'encontre même de ce type d'enseignement qui ne peut fonctionner qu'avec une implication importante des personnels enseignants et des équipes de direction. En effet, les processus qui conduisent à l'élaboration de ces enseignements, dont les organisations peuvent être souvent compliquées dans les lycées agricoles, ne peuvent fonctionner que sur le mode de la coopération entre ces acteurs.
Une enquête publiée en 2009 par l'Ecole Nationale Supérieure de l'enseignement agricole, l'ENSFEA (l'équivalent d'un INSPE national pour l'enseignement agricole), dans un document en ligne, sur la mise en œuvre des enseignements pluridisciplinaires va dans ce sens. En effet, elle explique que la pluridisciplinarité peut venir renforcer la cohésion des équipes pédagogiques et permettre aux élèves de mieux donner du sens à leurs apprentissages. Mais dans les faits, cette pluridisciplinarité n'est pas toujours mise en œuvre en raison des contraintes matérielles et temporelles qu'elle exige aux enseignants. Dans les cours observés, les enseignants ont tendance à intervenir successivement et de manière magistrale sans s'inscrire pleinement dans une approche pluridisciplinaire. Il ne s'agit pourtant pas d'un rejet de leur part de ce type d'enseignement, mais d'une question de formation, d'organisation et de disponibilité temporelle.
D'après les résultats de l'enquête disponible sur le site de l'ENSFEA, les difficultés dans la mise en œuvre de tels enseignements s'expliqueraient également par un manque de concertation entre acteurs. Le rapport conclut que "l'enseignement pluridisciplinaire développe une culture de coopération par opposition à une culture individualiste, le fonctionnement de l'équipe doit refléter cet état d'esprit". L'absence de coopération avec les enseignants dans les prises de décision de l'administration constitue donc clairement un obstacle à la mise en œuvre de ce type de projet qui implique des collectifs soudés, ce qui n'est pas toujours le cas en raison des conflits interpersonnels qui peuvent par ailleurs exister entre les agents, y compris entre enseignants.

Agrandissement : Illustration 2

Il est paradoxal qu'une mesure technique de cet ordre soit prise sans concertation pour ce type d'enseignement alors que la pluridisciplinarité est présentée par les personnels de l'inspection, dans un rapport publié en janvier 2018 par la DGER et intitulé "Pluri, inter et transdisciplinarité" comme un outil pour favoriser la coopération, notamment chez les élèves. Ainsi, selon une observation réalisée dans une classe, un projet pluridisciplinaire permet de créer une dynamique en classe qui "se traduit en termes de coopération entre les élèves, de motivation, de travail participatif" (p.89). Comment peut-on affirmer prétendre développer la coopération entre les élèves et le travail participatif sans mettre en œuvre des pratiques de travail qui vont dans cette direction ? Cela interroge sur le degré réel de connaissance des responsables de l'administration du mode de fonctionnement des lycées agricoles et de l'organisation des pratiques d'enseignement. On peut se demander dans quelle mesure le travail des enseignants est connu et appréhendé au moment des prises de décision.
Les enquêtes menées dans le cadre des missions d'informations du Sénat ont déjà mentionné l'affaiblissement de l'attachement des enseignants des lycées agricoles vis-à-vis du ministère de l'Agriculture. Au-delà de la question de la rémunération, les enseignants interrogés expriment un "sentiment de déclassement" par rapport à leurs homologues de l'Education nationale. Si la question du rattachement de l'enseignement agricole à un ministère unique de l'éducation et de la formation a toujours fait débat chez les personnels, ils semblent de plus en plus remettre en question la pertinence du pilotage de l'enseignement agricole par le seul ministère de l'Agriculture. S'il est difficile de mesurer le niveau d'adhésion des personnels enseignants des lycées agricoles publics à cette idée, on ne peut ignorer le manque de prise en compte de leurs points de vue sur les transformations de leur métier et de l'agriculture, notamment sur les enjeux liés à la transition agroécologique.
En effet, parallèlement à la baisse des effectifs des personnels des lycées agricoles ces dernières années, on assiste à un affaiblissement de la prise en compte des points de vue des enseignants dans les choix réalisés par le ministère de l'Agriculture dans les formations, en particulier dans l'élaboration des référentiels de formation. En effet, depuis la Loi Pénicaud de 2018 "Liberté de choisir son avenir professionnel" (qui concerne plus largement l'ensemble de la voie professionnelle), les syndicats enseignants, tout comme d'autres acteurs dont les associations de parents d'élèves ou celles pour la protection de l'environnement d'ailleurs, sont écartés des discussions sur les référentiels professionnels des formations et ont perdu leur droit de vote, alors qu'ils sont pourtant, en tant qu'enseignants, les premiers concernés par ces référentiels dans la mesure où ils sont censés les appliquer.
Si des mesures présentées comme plus favorables à la discussion sont envisagées par la future loi d'orientation agricole dont le contenu reste obscur, les lois sur la formation professionnelle instaurées sous la présidence d'Emmanuel Macron n'ont fait que renforcer le manque de reconnaissance du métier d'enseignant. La grève du mois de novembre et les récentes occupations des locaux de cinq directions régionales de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DRAAF) - à Amiens, Bordeaux, Dijon, Lyon, Rennes - n'ont pas encore conduit la DGER à renoncer à ce procédé technique dans un contexte de mal-être généralisé chez les enseignants. Une des raisons du mal-être des enseignants renvoie à l'évolution de leurs rapports avec la hiérarchie et le fait qu'ils sont de plus en plus soumis à des procédures de contrôle pour lesquelles ils n'ont aucune prise. En conséquence, ces "cadres de la fonction publique" ont le sentiment de devenir de simples exécutants. C'est ce type de rapport avec la hiérarchie qui engendre une partie de ce mal-être. C'est ce que montre l'enquête de Sandrine Garcia sur le désenchantement des professeurs des écoles (Garcia. S, Enseignants : de la vocation au désenchantement, La Dispute, collection "L'enjeu scolaire", 2023).
Comme le rappelle l'intersyndicale des professeurs de l'enseignement agricole public, les agents des lycées agricoles représentent près de 60% des effectifs des personnels du ministère de l'Agriculture. La reconnaissance de leur travail et l'augmentation de leur rémunération sont des conditions nécessaires pour améliorer l'attractivité du métier d'enseignant. Le ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau, qui fait pour le moment la sourde oreille aux revendications des enseignants, est représenté dans les tracts syndicaux comme un tondeur de mouton. On peut réellement douter de sa compétence en la matière. En ce qui concerne la compétence en matière de coopération, il devrait peut-être suivre des séances d'enseignement pluridisciplinaire en lycée agricole afin de la développer. De même, on peut s'interroger si les personnels accepteront de se considérer comme des moutons et de travailler plus pour gagner autant ?
L'enquête sur la pluridisciplinarité sur le site de l'ENSFEA intitulée "La mise en œuvre de la pluridisciplinarité
dans l’enseignement agricole" : https://sites.ensfea.fr/escales/wp-content/uploads/sites/7/2009/09/Pluridisciplinarit%C3%A9-IEA-2000.pdf
Le rapport de la DGER et de l'inspection de l'enseignement agricole "Pluri, inter et transdisciplinarité dans l’enseignement agricole" : https://chlorofil.fr/fileadmin/user_upload/01-systeme/structuration/iea/R18-003-pluri-inter-trans.pdf
La pétition de l'intersyndicale "L'élan commun" : https://intersyndicale.fr/
Le rapport de la mission d'informations du Sénat : https://www.senat.fr/rap/r20-874/r20-874-syn.pdf