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Billet de blog 27 février 2024

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Rugby et enseignement agricole, un lien à explorer

De grands joueurs de rugby sont passés par l'enseignement agricole. Quels sont les liens entre ce sport et les lycées agricoles ? En quoi les sections sportives nous invitent-elles à repenser les scolarités des élèves ? Ce billet se propose de lancer des pistes de réflexion.

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By Stewart Baird - Flickr: Rugby World Cup 2011 - France v Tonga © By Stewart Baird - Flickr: Rugby World Cup 2011 - France v Tonga, CC BY 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=16841114

Trop souvent encore perçue comme une orientation négative, l’entrée en lycée agricole peut être au contraire appréhendée par les jeunes comme une volonté d’assouvir une passion ou un sport. L'orientation dans ces établissements de formation professionnelle, générale et technologique ne s'inscrit pas nécessairement dans une visée directement professionnelle. De grands joueurs de rugby sont même passés par l’enseignement agricole, c’est le cas évidemment d’Antoine Dupont et d’Anthony Jelonch pour les plus connus. Comment expliquer ce lien fort entre rugby et enseignement agricole ? Je propose ici quelques pistes de réflexion. Malheureusement aucune étude sociologique ne s'est vraiment penchée sur la question.

On a tendance à se focaliser sur des explications d'ordre scolaire (le rapport à la scolarité, l'expérience scolaire) ou professionnelle (la projection dans un métier), pour expliquer l'orientation. Etudier la relation entre l'orientation scolaire et les sections sportives des établissements de formation serait un moyen de renouveler la compréhension des logiques d'orientation des jeunes. Le développement des sections sportives dans le système éducatif, au-delà du cas de l'enseignement agricole, conduit aussi à questionner leur rôle dans les études, notamment pour les élèves ayant rencontré des difficultés scolaires.

Selon la fédération sportive de rugby, 2 500 élèves seraient inscrit.es dans les 45 sections sportives que compte l'enseignement agricole. Un championnat de France de rugby des lycées agricoles est même organisé depuis l'année scolaire 2011-2012, il rassemble des jeunes de toute la France. Il s'agit du sport le plus développé dans l'enseignement agricole. L'équitation est également bien présente dans l'enseignement agricole, il s'agit du deuxième sport le plus pratiqué. On compte ainsi 21 sections sportives en équitation. Les lycées agricoles sont également des établissements où l'on peut préparer certains diplômes du ministère de la jeunesse et des sports afin de devenir éducateur sportif ou moniteur d'équitation par exemple. Ouvertes dans les années 1980, les sections sportives se sont développées dans l'enseignement agricole dans les années 1990. Elles ont pris une nouvelle appellation en 1995 : elle se nomment désormais les "sections sportives de l'enseignement agricole" (SSEA).

Historiquement, il existe tout d’abord une forte homologie sociale entre les profils sociologiques des élèves formés dans l’enseignement agricole et les pratiquants de rugby. Si l’origine agricole est historiquement centrale dans le recrutement en lycée agricole, les établissements de formation rattachés au ministère de l’Agriculture ont progressivement élargi leur recrutement social à des publics venant de milieux indépendants (artisans, petits indépendants, etc) et ouvriers. Les professionnels du rugby ont connu un recrutement social similaire et une évolution semblable. Relié au "terroir" et au monde agricole, le rugby attire ces jeunes pour deux raisons : les valeurs qui sont défendues dans ce sport, notamment celles de l’entraide et de l’esprit collectif. Ajoutons également qu'historiquement, leur capital corporel, constitué dans le cadre familial et lors des activités du temps libre (dont la participation aux travaux agricoles pour les jeunes issus de ce milieu) facilite l'accès à la carrière de rugbyman amateur, en particulier sur certains postes.

Mais ce n'est pas tout : les sections sportives de rugby ouvertes dans les lycées agricoles constituent, en réalité, un véritable facteur d’attrait des jeunes pour l’enseignement agricole. En effet, la présence d’une section peut favoriser l’orientation dans l’enseignement agricole, c’est le cas plus particulièrement dans la région Occitanie comme on peut s'y attendre. Cela est d’autant plus vrai lorsque les acteurs du milieu professionnel local sont eux-mêmes passés par un lycée agricole (joueurs, éducateurs, arbitres, etc). Ces acteurs sont fréquentés par les futurs élèves des lycées agricoles, c’est cette socialisation sportive qui contribue à favoriser l’engagement des jeunes vers l’établissement proposant une section sportive. Ce mode d'engagement en lycée agricole est ainsi favorisé par la possession d'un capital d'autochtonie qui se confond ici avec un capital sportif et de force physique. Ce capital d'autochtonie, c'est-à-dire le réseau d'appartenance locale, permet aux futurs élèves des lycées agricoles de se projeter dans l'établissement voire dans une carrière sportive pour les plus "ambitieux". Cette relation est d'autant plus forte entre la pratique en club et la projection en lycée agricole lorsque l'établissement se situe à proximité géographique du club.

Comme le souligne un rapport de l’inspection générale du ministère de l’Agriculture en 2015, ces sections sportives ne sont pas seulement un atout pour l’enseignement agricole, elles sont même parfois nécessaires pour remplir les classes lorsque la concurrence entre établissements de formation se fait rude au niveau local. Ainsi, par exemple pour un établissement « en constante évolution devenu avant tout un établissement péri-urbain, cet élément influence directement le recrutement de l’établissement […]. Des formations dont le recrutement demeure fragile notamment sur les baccalauréats professionnels Conduite et gestion de l'exploitation agricole et productions horticoles et une filière générale et technologique qui a du mal à se positionner au regard de la concurrence des lycées de l’Education nationale tout proches. Au regard de ces éléments, l’existence de la SSEA Rugby constitue un élément vital du recrutement et de la pérennité de certaines filières de l’établissement à titre d’exemple pour la rentrée 2014 sur une classe de seconde de 31 élèves, 29 sont inscrits à la SSEA Rugby" (p.33).

Ainsi, le cas des sections sportives dans l'enseignement agricole mais plus largement dans l'ensemble du système éducatif, mériterait d'être étudié. La thèse de Jules-Alain Ngan (2020) montre que ces sections sportives jouent un rôle majeur dans la lutte contre le "décrochage scolaire". On peut relever un certain nombre de logiques qui sont favorables à la réussite des élèves-sportifs selon les chefs d'établissement qui ont ouvert une section sportive. Les élèves-sportifs doivent signer un contrat d'engagement lorsqu'ils entrent dans une section sportive scolaire. Ce contrat aurait des effets positifs sur les comportements des élèves car ceux qui ne le respectent pas peuvent être menacés d'être exclus de la section sportive. Jules-Alain Ngan ajoute que "l’obligation de résultats scolaires et sportifs les conduit à fournir des efforts pour se maintenir en section sportive scolaire, ceux-ci étant responsables et disciplinés pour la plupart" (p. 236). Il y aurait donc une sorte d'émulation sportive selon le chercheur qui favoriserait à son tour une émulation scolaire : les valeurs sportives seraient ainsi transférées dans leur scolarité (meilleure attention, attitude dite gagnante, persévérance). Son travail de recherche invite ainsi à questionner le lien entre la prévention du "décrochage scolaire" et la pratique sportive. 

Néanmoins, il faut être conscient qu’il ne s’agit pas d’une « solution miracle ». En effet, ces filières sportives sont susceptibles de créer du désenchantement en raison, non pas du contenu des formations proposées en lui-même, mais de la difficulté de les prolonger en une carrière professionnelle durable. La concurrence qui règne dans certains milieux professionnels pour y trouver sa place et y faire carrière contribue à favoriser ceux et celles qui ont hérité des ressources familiales et des capitaux les plus adaptés pour une meilleure insertion professionnelle.

Le rapport de l'inspection du ministère de l'Agriculture de 2015 "Les formations biqualifiantes dans les établissements d'enseignement agricole : le cas des métiers du sport et de l'animation - Etat des lieux et conditions de développement" : https://www.vie-publique.fr/rapport/35036-les-formations-biqualifiantes-dans-les-etablissements-denseignement-agr

La thèse de Jules-Alain Ngan "La contribution des sections sportives scolaires à la démocratisation scolaire" : https://hal.science/tel-03093094/

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